Musique imaginaire

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Chapitre 9 : L'espace musical imaginaire

Quand on parle des vibrations, puis des objets sonores et des êtres sonores, il s'agit du même phénomène, mais avec des niveaux de signification différents.

En mathématique et dans d'autres domaines, le mot « espace » s'applique à l'ensemble des positions possibles pour les entités qui sont analysées. Par exemple l'espace de la géométrie classique d'Euclide est celui des figures géométriques que l'on dessine, l'espace urbain est celui des immeubles, des rues et des places, l'espace interplanétaire est celui des étoiles et planètes, etc..

Notre analyse nous a conduit à regarder selon quatre points de vue différents les mêmes phénomènes de la musique, en caractérisant ainsi quatre niveaux d'espace : physique, acoustique, sonore et musical.

L'espace physique contient des molécules d'air qui peuvent se déplacer par le vent ou bouger par des vibrations. Le processus qui affecte l'auditeur est la mise en vibration de la membrane du tympan.

L'espace acoustique contient les signaux des ondes de vibration, qui se modifient dans le temps et occupent une partie du spectre fréquentiel. Le processus qui affecte l'auditeur est l'analyse fréquentielle effectuée par les organes de l'oreille interne.

L'espace sonore contient des objets sonores qui évoluent en durée, présence, couleur. Le processus qui affecte l'auditeur est l'audition, dont le résultat est la mise en mémoire immédiate « phosphorescente » de ce qui a été perçu.

L'espace musical imaginaire contient des êtres sonores, qui sont évoqués ou ré évoqués par les objets sonores. Le processus qui affecte l'auditeur, l’écoute, est d'ordre cognitif ; un des résultats est le transfert en mémoire permanente, ou la réminiscence d'êtres sonores reconnaissables par des formants. Mais, alors que les processus analysés depuis le niveau de la vibration acoustique jusqu'au niveau de l'écoute sont quasiment objectifs, le processus cognitif est propre à la personne de l'auditeur ou du musicien compositeur. C'est un processus subjectif.

Niveau d'espace

Eléments considérés

Processus

Résultat

Physique

Ondes de vibration des molécules d’air.

Vibration du tympan.

Excitation du nerf auditif.

Acoustique

Signaux des ondes de vibration.

Analyse fréquentielle.

Transmission au cerveau.

Sonore

Objets sonores.

Audition.

Emmagasinement d’objets sonores en mémoire immédiate.

Musical

Êtres sonores.

Écoute.

Intérêt esthétique.

Figure 1 : résultats des processus selon le niveau d'espace considéré

 

Le processus d'écoute

Le processus d’écoute recouvre les opérations mentales portant sur les objets sonores en transit dans la mémoire immédiate, visant à identifier ou reconnaître des êtres sonores parmi ceux-ci  et grâce à leurs formants.

Logique de l'écoute

Les processus en amont, allant de la vibration du tympan jusqu’à l’enregistrement en mémoire immédiate [note 9.1], sont analysables objectivement selon une approche scientifique ordinaire : ils respectent des relations de causes à effets découlant des contraintes de l’environnement sonore, des habitudes culturelles (en particulier la langue maternelle favorise un certain jeu de phonèmes) et de l’état biologique du récepteur.

En bout de cette chaîne, la dernière contrainte est la taille de l’empan de mémoire immédiate de l’auditeur, c’est-à-dire la durée maximale qu’il peut enregistrer assez fidèlement sans mettre activement en œuvre un processus d’écoute. On peut se faire une idée de la taille de cet empan, appelé aussi mémoire phosphorescente, en mesurant par exemple quelle est la longueur d’une phrase prononcée dans une langue étrangère incompréhensible qu’il est possible de répéter immédiatement et intégralement, ou bien, quelle est la longueur maximale du numéro de téléphone qu’on peut composer de mémoire juste après avoir entendu son énoncé et sans recourir à un artifice mnémotechnique.

Ainsi, les processus qui se passent dans l’espace physique, l’espace acoustique et l’espace sonore sont de nature prévisible, déterministes. Par contre, au-delà, dans l’espace musical, le processus d’écoute n’obéit plus à une logique similaire basée sur des relations de causes à effets.

Ceci ne veut pas dire que son résultat soit indéterminé. En effet, un processus d’écoute obéit à une autre logique. Comme tout processus de la connaissance, il est guidé par une finalité : rechercher le meilleur rendement de communication possible, c’est-à-dire recueillir une quantité d’information maximale avec un minimum d’effort.

En effet, pour identifier ou reconnaître des êtres sonores persistants à partir d’objets sonores non persistants, l’auditeur va adapter sa manière d’écouter afin de diminuer son effort et d’augmenter le plaisir de découverte que la musique lui propose.

 

AppleMark

Figure 2 : énigme (lac de Villefort, Lozère)

 

Opérations mentales

La manière d’écouter est ainsi propre à chaque auditeur, en fonction de sa personnalité, de sa culture musicale, de ses préoccupations immédiates, etc. Naturellement une œuvre donnée entraînera des effets qui seront différents d’une personne à une autre, et éventuellement d’une audition à une autre chez la même personne.

Néanmoins, bien qu’effectuées différemment par les uns ou les autres, les opérations mentales sont semblables.

Un aspect de la tendance à l’économie consiste à grouper les formants entre eux pour constituer des super signes, moins nombreux mais plus complexes que les formants élémentaires. C’est la même opération qui, au niveau du langage, regroupe les phonèmes en mots, les mots en groupes, les groupes en phrases, etc..

L’auditeur cherchera ainsi à identifier des accords, des mélodies, des rythmes, ou des morceaux entiers de paysage sonore. Cette activité requiert une focalisation de l’attention pour trouver points de repère et fil conducteur.

Dans le même temps, des éléments non indispensables seront élagués : il y a sélection. Par exemple, en identifiant une mélodie pour la première fois, l’auditeur oubliera peut être quel instrument la jouait à ce moment là, et une réécoute s’imposera avec une focalisation différente.

Adaptant sans cesse son écoute pour privilégier la recherche de formants plus complexe, l’auditeur gagne ainsi de la prévisibilité : lorsqu’il reconnaît un super signe (par exemple, une mélodie), il peut espérer que toute la suite sera très proche ce qu’il a déjà mémorisé. Il peut alors, de manière plus économique, ne focaliser l’écoute que sur les possibilités de variante ou de rupture, avec donc un plaisir renouvelé.

Adaptation et sélection sont les maîtres mots de l’explication du monde vivant par Darwin. Tout auditeur utilise aussi ces opérations pour mieux recevoir la musique.

Intérêt esthétique

Le résultat du processus musical, l'émotion, vient donc connoter ou « charger de sens » l'être sonore qui est identifié. Cette charge de sens est bien personnelle pour chaque auditeur. Néanmoins elle se base sur un fond culturel global lié au fait d'être un humain partageant des lieux et une époque avec ses semblables.

Cette première analyse vaut pour la phase initiale d'identification ou de reconnaissance de l'être sonore par l'auditeur, c’est-à-dire la plupart du temps au début d'une œuvre ou d'une partie dans une œuvre. Il en va de même au cinéma, au théâtre, ou dans un roman, quand on plante les personnages et le décor : on regarde déjà chacun d'eux avec sympathie, antipathie, ou un sentiment plus complexe dès l'entrée en scène.

Ensuite la musique se déroule, et l'auteur nous emmène dans une histoire d'interactions entre ces êtres sonores. Ces interactions font aussi naître des émotions, qui modifient et enrichissent le sens initial : c'est la part créative, spécifiquement apportée par le musicien et transmise par l'œuvre écoutée.

Le sens initial

R. Murray Schafer insiste sur l'évocation des archétypes et des bruits propres à la civilisation :

 

Bruits associés à l'eau :

La mer, la pluie, les ruisseaux,

Glouglous et ambiances d'immersion fœtale, ...

Bruits associés à l'air :

Le vent, l'orage, le souffle, ..

Bruits associés à la terre :

Séisme, avalanche, cailloux, cavernes et ambiances souterraines,

Arbres, bois, ...

Bruits associés au feu :

Explosions, foyer, allumettes, feu d'artifice,  ...

Animaux :

Oiseaux de mer et terrestres,

Chevaux, bétail, basse-cour, chiens, chats,

Loups, animaux sauvages,

Insectes : mouche, abeille, cigale, moustique.

La voix humaine :

Voix parlée, cris, chuchotement, pleur, chant, rire, toux, gémissement, ...

Le corps humain, ses rythmes :

Battements du cœur, respiration,

Pas, applaudissements, claquement de doigts,

Faire l’amour.

Paysages sonores :

La campagne, la ville, le port, le rivage, la gare, ...

La maison, la cuisine, le repas, la salle de bain, le lit, les portes et volets, ...

Le stade, la fête, le défilé, la cérémonie religieuse, ..

La radio et la télé.

Bruits mécaniques :

Armes, engins de guerre,

Locomotive (à vapeur, diesel), train, tramway, métro,

Voiture, camion, moto, moteurs marins, tracteurs,

Avion à hélice, hélico, avion à réaction, fusée,

Outils à main : marteau, bélier, scie, grattoir, lime,

Marteau piqueur, perceuse, scie électrique, machine à coudre, ventilateur, ...

Signaux sonores indicatifs :

Cloches d'église,

Clairon, cor de chasse, sirène d'usine,

Tic-tac d'horloge,

Klaxon, trompe, sifflet, sirène de bateau.

 

La référence directe à ces sons ou bruits peut s'intégrer au premier degré dans une œuvre musicale :

soit l'enregistrement de tels bruits fournit directement les matériaux de l'œuvre, comme dans la musique concrète (ex : « variations pour une porte et un soupir » de Pierre Henry) ;

soit ce sont des bruitages cités dans une musique instrumentale (ex : le tiroir caisse, le réveil et le battement de cœur dans l'album « The dark side of the moon » du Pink Floyd ; ex : les sirènes, la roue de loterie, la machine à écrire et le revolver dans « Parade » d'Eric Satie) ;

soit il s'agit de l'imitation instrumentale de bruits naturels (combien de fois les timbales simulent l'orage, combien de fois la flûte se prend pour un rossignol !) ;

soit enfin, et nous aurions dû commencer par là, la musique est chantée : c'est la voix et le souffle d'un ou plusieurs de nos semblables qui nous parviennent.

Mais le plus souvent l'évocation ne vient pas de la reconnaissance consciente de tel ou tel bruit explicitement intégré à l'œuvre. Le phénomène, plus ou moins inconscient, consiste à connoter les êtres sonores qui comportent des formants semblables à ceux des archétypes. Par exemple :

un battement régulier au rythme d'une horloge peut rappeler que le temps passe ;

de larges mouvements d'intensité ou de couleur peuvent évoquer la mer ;

un rythme binaire s'associe naturellement à la marche à pied, ou à la locomotive ;

des saccades rapides sont agressives comme une rafale de mitrailleuse ;

des notes aléatoires mouillent comme la pluie ;

etc.

Aux archétypes fondamentaux et de civilisation, il faut aussi ajouter tout ce qui ressort de la culture musicale elle-même, et en premier lieu les instruments de musique. Ils sont souvent très beaux, quelquefois anciens, facturés dans des matériaux nobles par des ouvriers héritiers de savoirs ancestraux.

Entendre le son d'un instrument, c'est déjà se relier à toute la musique qu'on a déjà écoutée venant de lui, et c'est se relier à l'histoire géographie de la musique. C'est aussi se relier à l'instrumentiste.

 

Figure 3 : au hasard d'une promenade dans les amas rocheux de Fontainebleau

 

Enrichissement sémantique par la musique

Ainsi, alors que l'exécution de l'œuvre n'a pas encore commencé, les être sonores que le musicien va faire jouer sont déjà implicitement chargés de signification pour l'auditeur.

Pendant l'œuvre, l'émotion naît directement des événements dans l'espace sonore. Aux effets des apparitions / disparitions d'objets sonores, il faut ajouter les effets d'interaction entre objets, qui suscitent de nouvelles émotions qui enrichissent les être sonores incarnés par ces objets.

De la même manière, au cinéma, au théâtre ou dans un roman, les personnages sont peut-être des archétypes initiaux, par exemple du polar, du western, de l'histoire, de la mythologie ou de la société de tous les jours. Et finalement, même si elle réutilise abondamment les archétypes, l'œuvre va permettre d’aller plus loin, et faire imaginer et comprendre des personnalités complexes dans des situations sortant de l'ordinaire.

Musique et communication

Dans l'espace musical, l'effet produit est une réponse émotionnelle à l'information portée par les formants. La manière dont cette information est signifiante dépend des connotations qui s'établissent avec la personne qui reçoit la musique.

La théorie de l'information peut nous aider pour analyser ce qui se passe. Retenons deux résultats qui s'appliquent à la communication :

Pour qu'une information soit intelligible par un récepteur, il faut :

soit qu'elle contienne explicitement ses propres clés de codage ;

soit que le récepteur partage les clés de codage avec l'émetteur, c’est-à-dire que l'émetteur et le récepteur possèdent préalablement un langage commun.

Plus le niveau de langage commun entre émetteurs et récepteurs est élevé, moins l'information a besoin d'être volumineuse pour transmettre le même concept.

Par exemple, pour transmettre à un correspondant le concept de « tournevis », il faut utiliser seulement 9 octets pour envoyer le mot écrit en français (par télégramme ou messagerie informatique), il faut utiliser à peu près 6 000 octets pour une transmission téléphonique du mot oralement, et environ 20 000 octets sont nécessaires pour envoyer la télécopie d'un dessin sur papier à un interlocuteur qui ne comprend pas le français.

Cette proposition peut s'inverser de la manière suivante : disposant d'un volume de communication donné, on peut communiquer d'autant plus d'informations significatives que l'émetteur et le récepteur partagent au préalable un niveau élevé de langage.

En raisonnant parallèlement sur le plan musical : la communication entre musicien et auditeur est d'autant plus riche que les deux se sentent proches culturellement et émotionnellement. Symétriquement, la musique peut être d’autant plus épurée et elliptique, tout en restant « lisible », car comprise par ceux qui ont appris à « lire » le même langage.

Parlant de Bach dans un film de la télévision canadienne, Glen Gould explique la quantité de formes mélodiques et harmoniques qui peuvent passer par trois notes : exposition, fugue, canon, inversion, canon inversé, prélude, et sa main l'évoque par des trajectoires virevoltantes avant que ses doigts n'effleurent rapidement les touches du piano et repartent dessiner des volutes. Il affirmait que son esprit était en osmose avec celui de JS Bach, qu'il sentait même les hésitations de celui-ci dans certaines phrases musicales, et qu'il était capable de corriger certains passages qui auraient sans doute été améliorés par le compositeur s'il avait encore vécu.

L'imaginaire musical

Notre investigation touche ici le but que nous nous sommes donné en commençant cet essai, bien qu'il soit tentant d'explorer plus loin que le domaine que nous avons parcouru. Au-delà de ce point, notre intérêt se détacherait des êtres sonores pour se porter vers les phénomènes psychiques qu'ils suscitent dans les profondeurs de la personnalité.

L'espace musical imaginaire n'est donc pas unique : il y en a un par personne, et il y a communication entre l'espace imaginaire du compositeur et les espaces de ses auditeurs par le jeu des êtres sonores, qui se matérialisent par des objets sonores.

Dans l'espace imaginaire d'un auditeur, les êtres sonores ne sont pas une réplique fidèle de ceux qui sont conçus par le compositeur. Ils sont d'autant plus proches que la base culturelle ou la « sympathie » sont déjà établies.

On peut alors imaginer deux cas théoriques de situations, chaque situation réelle de l'auditeur étant situées entre ces deux limites :

soit l'auditeur est un musicologue, un passionné, voire un initié, qui comprend déjà tout à la personnalité du musicien, et qui, éventuellement, s'identifie à lui ;

soit, préalablement à l'écoute de l'œuvre, aucune base culturelle commune n'existe. Toute communication serait impossible. Espérons cependant qu'il subsiste un fond commun d'humanité, ne serait-ce que le désir de découverte de l'autre.

Dans le premier cas, le message musical, bien qu'éventuellement hermétique pour les non-initiés, va réveiller immédiatement une plénitude de sentiments de profonde compréhension.

Dans le second cas, il est nécessaire que le message soit «autoporteur », c’est-à-dire que le musicien doit prendre soin de transmettre aussi les clés de son propre imaginaire. Il y a beaucoup de méthodes possibles, par exemple :

la pédagogie : associer la musique à une histoire, un mythe, ou un thème universel que l'auditeur associera à ce qu'il entend (Pierre et le loup, Carmen, Tableaux d'une exposition, les murmures de la forêt, ...) ;

la persuasion : progression et variations à partir de formants élémentaires, puis de plus en plus élaborés (musique minimaliste, ...) ; cette méthode peut être à l'initiative de l'auditeur lui-même, qui peut réécouter plusieurs fois l'œuvre et s'en imprégner progressivement ;

l'association avec une autre forme d'expression : le texte chanté, la danse, le spectacle.

 

 

Musique imaginaire ISBN 978-2-9530118-0-7 copyright Charles-Edouard Platel

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