Musique
imaginaire
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Quand on parle des vibrations, puis des objets
sonores et des êtres
sonores, il s'agit du même phénomène,
mais avec des niveaux de signification
différents.
En mathématique et dans d'autres
domaines, le mot « espace »
s'applique
à l'ensemble des positions possibles pour les
entités qui sont analysées. Par
exemple l'espace de la géométrie classique
d'Euclide est celui des figures
géométriques que l'on dessine, l'espace urbain
est celui des immeubles, des
rues et des places, l'espace interplanétaire est celui des
étoiles et planètes,
etc..
Notre analyse nous a conduit à regarder
selon quatre points de vue
différents les mêmes
phénomènes de la musique, en
caractérisant ainsi quatre
niveaux d'espace : physique, acoustique, sonore et musical.
L'espace physique contient des molécules
d'air qui peuvent se déplacer par le vent ou bouger par des
vibrations. Le
processus qui affecte l'auditeur est la mise en vibration de la
membrane du
tympan.
L'espace acoustique contient les signaux
des ondes de vibration, qui se modifient dans le temps et occupent une
partie
du spectre fréquentiel. Le processus qui affecte l'auditeur
est l'analyse
fréquentielle effectuée par les organes de
l'oreille interne.
L'espace sonore contient des objets sonores
qui évoluent en durée, présence,
couleur. Le processus qui affecte l'auditeur
est l'audition, dont le résultat est la mise en
mémoire immédiate
« phosphorescente » de ce qui a
été perçu.
L'espace musical imaginaire contient des
êtres sonores, qui sont évoqués ou
ré évoqués par les objets sonores. Le
processus qui affecte l'auditeur, l’écoute, est
d'ordre cognitif ; un des
résultats est le transfert en mémoire permanente,
ou la réminiscence d'êtres
sonores reconnaissables par des formants. Mais, alors que les processus
analysés depuis le niveau de la vibration acoustique
jusqu'au niveau de
l'écoute sont quasiment objectifs, le processus cognitif est
propre à la
personne de l'auditeur ou du musicien compositeur. C'est un processus
subjectif.
Niveau
d'espace |
Eléments
considérés |
Processus |
Résultat |
Physique |
Ondes de vibration
des molécules d’air. |
Vibration du
tympan. |
Excitation du nerf
auditif. |
Acoustique |
Signaux des ondes
de vibration. |
Analyse
fréquentielle. |
Transmission au
cerveau. |
Sonore |
Objets sonores. |
Audition. |
Emmagasinement
d’objets sonores en mémoire immédiate. |
Musical |
Êtres
sonores. |
Écoute. |
Intérêt
esthétique. |
Figure 1 :
résultats des processus
selon le niveau d'espace considéré
Le processus d’écoute
recouvre les opérations mentales portant sur les
objets sonores en transit dans la mémoire
immédiate, visant à identifier ou
reconnaître des êtres sonores parmi ceux-ci et grâce
à leurs formants.
Les processus en amont, allant de la vibration du
tympan jusqu’à
l’enregistrement en mémoire immédiate [note 9.1],
sont analysables objectivement selon une
approche scientifique ordinaire : ils respectent des relations
de causes à
effets découlant des contraintes de
l’environnement sonore, des habitudes
culturelles (en particulier la langue maternelle favorise un certain
jeu de
phonèmes) et de l’état biologique du
récepteur.
En bout de cette chaîne, la
dernière contrainte est la taille de
l’empan de mémoire immédiate de
l’auditeur, c’est-à-dire la
durée maximale
qu’il peut enregistrer assez fidèlement sans
mettre activement en œuvre un
processus d’écoute. On peut se faire une
idée de la taille de cet empan, appelé
aussi mémoire phosphorescente, en mesurant par exemple
quelle est la longueur
d’une phrase prononcée dans une langue
étrangère incompréhensible
qu’il est
possible de répéter immédiatement et
intégralement, ou bien, quelle est la
longueur maximale du numéro de
téléphone qu’on peut composer de
mémoire juste
après avoir entendu son énoncé et sans
recourir à un artifice mnémotechnique.
Ainsi, les processus qui se passent dans
l’espace physique, l’espace acoustique
et l’espace sonore sont de nature prévisible,
déterministes. Par contre,
au-delà, dans l’espace musical, le processus
d’écoute n’obéit plus
à une
logique similaire basée sur des relations de causes
à effets.
Ceci ne veut pas dire que son résultat
soit indéterminé. En effet, un
processus d’écoute obéit à
une autre logique. Comme tout processus de la
connaissance, il est guidé par une
finalité : rechercher le meilleur
rendement de communication possible, c’est-à-dire
recueillir une quantité d’information
maximale avec un minimum d’effort.
En effet, pour identifier ou reconnaître
des êtres sonores persistants
à partir d’objets sonores non persistants,
l’auditeur va adapter sa manière
d’écouter afin de diminuer son effort et
d’augmenter le plaisir de découverte
que la musique lui propose.
Figure 2 :
énigme (lac de
Villefort, Lozère)
La manière
d’écouter est ainsi propre à chaque
auditeur, en fonction de
sa personnalité, de sa culture musicale, de ses
préoccupations immédiates, etc.
Naturellement une œuvre donnée
entraînera des effets qui seront différents
d’une personne à une autre, et
éventuellement d’une audition à une
autre chez
la même personne.
Néanmoins, bien
qu’effectuées différemment par les uns
ou les autres,
les opérations mentales sont semblables.
Un aspect de la tendance à
l’économie consiste à grouper les
formants
entre eux pour constituer des super signes, moins nombreux mais plus
complexes
que les formants élémentaires. C’est la
même opération qui, au niveau du
langage, regroupe les phonèmes en mots, les mots en groupes,
les groupes en
phrases, etc..
L’auditeur cherchera ainsi à
identifier des accords, des mélodies, des
rythmes, ou des morceaux entiers de paysage sonore. Cette
activité requiert une
focalisation de l’attention pour trouver points de
repère et fil conducteur.
Dans le même temps, des
éléments non indispensables seront
élagués : il y a sélection.
Par exemple, en identifiant une mélodie pour
la première fois, l’auditeur oubliera peut
être quel instrument la jouait à ce
moment là, et une réécoute
s’imposera avec une focalisation différente.
Adaptant sans cesse son écoute pour
privilégier la recherche de
formants plus complexe, l’auditeur gagne ainsi de la
prévisibilité :
lorsqu’il reconnaît un super signe (par exemple,
une mélodie), il peut espérer
que toute la suite sera très proche ce qu’il a
déjà mémorisé. Il peut
alors, de
manière plus économique, ne focaliser
l’écoute que sur les possibilités de
variante ou de rupture, avec donc un plaisir renouvelé.
Adaptation et sélection sont les
maîtres mots de l’explication du monde
vivant par Darwin. Tout auditeur utilise aussi ces
opérations pour mieux
recevoir la musique.
Le résultat du processus musical,
l'émotion, vient donc connoter ou
« charger de sens »
l'être sonore qui est identifié. Cette charge de
sens est bien personnelle pour chaque auditeur. Néanmoins
elle se base sur un
fond culturel global lié au fait d'être un humain
partageant des lieux et une époque
avec ses semblables.
Cette première analyse vaut pour la
phase initiale d'identification ou
de reconnaissance de l'être sonore par l'auditeur,
c’est-à-dire la plupart du
temps au début d'une œuvre ou d'une partie dans
une œuvre. Il en va de même au
cinéma, au théâtre, ou dans un roman,
quand on plante les personnages et le
décor : on regarde déjà
chacun d'eux avec sympathie, antipathie, ou un
sentiment plus complexe dès l'entrée en
scène.
Ensuite la musique se déroule, et
l'auteur nous emmène dans une
histoire d'interactions entre ces êtres sonores. Ces
interactions font aussi
naître des émotions, qui modifient et enrichissent
le sens initial : c'est
la part créative, spécifiquement
apportée par le musicien et transmise par
l'œuvre écoutée.
R. Murray Schafer insiste sur
l'évocation des archétypes et des bruits
propres à la civilisation :
Bruits
associés à l'eau : |
La mer, la pluie, les ruisseaux, Glouglous et ambiances d'immersion fœtale, ... |
Bruits
associés à l'air : |
Le vent, l'orage, le souffle, .. |
Bruits
associés à la terre : |
Séisme, avalanche, cailloux, cavernes et ambiances souterraines, Arbres, bois, ... |
Bruits
associés au feu : |
Explosions, foyer, allumettes, feu d'artifice, ... |
Animaux : |
Oiseaux de mer et terrestres, Chevaux, bétail, basse-cour, chiens, chats, Loups, animaux sauvages, Insectes : mouche, abeille, cigale, moustique. |
La voix
humaine : |
Voix parlée, cris, chuchotement, pleur, chant, rire, toux, gémissement, ... |
Le corps
humain, ses rythmes : |
Battements du cœur, respiration, Pas, applaudissements, claquement de doigts, Faire l’amour. |
Paysages
sonores : |
La campagne, la ville, le port, le rivage, la gare, ... La maison, la cuisine, le repas, la salle de bain, le lit, les portes et volets, ... Le stade, la fête, le défilé, la cérémonie religieuse, .. La radio et la télé. |
Bruits
mécaniques : |
Armes, engins de guerre, Locomotive (à vapeur, diesel), train, tramway, métro, Voiture, camion, moto, moteurs marins, tracteurs, Avion à hélice, hélico, avion à réaction, fusée, Outils à main : marteau, bélier, scie, grattoir, lime, Marteau piqueur, perceuse, scie électrique, machine à coudre, ventilateur, ... |
Signaux
sonores indicatifs : |
Cloches d'église, Clairon, cor de chasse, sirène d'usine, Tic-tac d'horloge, Klaxon, trompe, sifflet, sirène de bateau. |
La référence directe
à ces sons ou bruits peut s'intégrer au premier
degré dans une œuvre musicale :
soit
l'enregistrement
de tels bruits fournit directement les matériaux de
l'œuvre, comme dans la
musique concrète (ex :
« variations pour une porte et un
soupir » de Pierre Henry) ;
soit ce sont des
bruitages cités dans une musique instrumentale
(ex : le tiroir caisse, le
réveil et le battement de cœur dans l'album
« The dark side of the
moon » du Pink Floyd ; ex : les
sirènes, la roue de loterie, la
machine à écrire et le revolver dans
« Parade » d'Eric
Satie) ;
soit il s'agit de
l'imitation instrumentale de bruits naturels (combien de fois les
timbales
simulent l'orage, combien de fois la flûte se prend pour un
rossignol !) ;
soit enfin, et
nous aurions dû commencer par là, la musique est
chantée : c'est la voix
et le souffle d'un ou plusieurs de nos semblables qui nous parviennent.
Mais le plus souvent l'évocation ne
vient pas de la reconnaissance
consciente de tel ou tel bruit explicitement
intégré à l'œuvre. Le
phénomène,
plus ou moins inconscient, consiste à connoter les
êtres sonores qui comportent
des formants semblables à ceux des archétypes.
Par exemple :
un battement
régulier au rythme d'une horloge peut rappeler que le temps
passe ;
de larges
mouvements d'intensité ou de couleur peuvent
évoquer la mer ;
un rythme binaire
s'associe naturellement à la marche à pied, ou
à la locomotive ;
des saccades
rapides sont agressives comme une rafale de mitrailleuse ;
des notes
aléatoires mouillent comme la pluie ;
etc.
Aux archétypes fondamentaux et de
civilisation, il faut aussi ajouter
tout ce qui ressort de la culture musicale elle-même, et en
premier lieu les
instruments de musique. Ils sont souvent très beaux,
quelquefois anciens,
facturés dans des matériaux nobles par des
ouvriers héritiers de savoirs
ancestraux.
Entendre le son d'un instrument, c'est
déjà se relier à toute la
musique qu'on a déjà
écoutée venant de lui, et c'est se relier
à l'histoire
géographie de la musique. C'est aussi se relier à
l'instrumentiste.
Figure 3 : au hasard
d'une promenade
dans les amas rocheux de Fontainebleau
Ainsi, alors que l'exécution de
l'œuvre n'a pas encore commencé, les
être sonores que le musicien va faire jouer sont
déjà implicitement chargés de
signification pour l'auditeur.
Pendant l'œuvre, l'émotion
naît directement des événements dans
l'espace sonore. Aux effets des apparitions / disparitions d'objets
sonores, il
faut ajouter les effets d'interaction entre objets, qui suscitent de
nouvelles
émotions qui enrichissent les être sonores
incarnés par ces objets.
De la même manière, au
cinéma, au théâtre ou dans un roman,
les
personnages sont peut-être des archétypes
initiaux, par exemple du polar, du
western, de l'histoire, de la mythologie ou de la
société de tous les jours. Et
finalement, même si elle réutilise abondamment les
archétypes, l'œuvre va
permettre d’aller plus loin, et faire imaginer et comprendre
des personnalités
complexes dans des situations sortant de l'ordinaire.
Dans l'espace musical, l'effet produit est une
réponse émotionnelle à
l'information portée par les formants. La manière
dont cette information est
signifiante dépend des connotations qui
s'établissent avec la personne qui
reçoit la musique.
La théorie de l'information peut nous
aider pour analyser ce qui se
passe. Retenons deux résultats qui s'appliquent à
la communication :
Pour qu'une
information soit intelligible par un récepteur, il
faut :
soit qu'elle
contienne explicitement ses propres clés de codage ;
soit que le
récepteur
partage les clés de codage avec l'émetteur,
c’est-à-dire que l'émetteur et le
récepteur possèdent préalablement un
langage commun.
Plus le niveau de
langage commun entre émetteurs et récepteurs est
élevé, moins l'information a
besoin d'être volumineuse pour transmettre le même
concept.
Par exemple, pour transmettre à un
correspondant le concept de
« tournevis », il faut utiliser
seulement 9 octets pour envoyer le
mot écrit en français (par
télégramme ou messagerie informatique), il faut
utiliser à peu près 6 000 octets pour une
transmission téléphonique du mot
oralement, et environ 20 000 octets sont nécessaires pour
envoyer la télécopie
d'un dessin sur papier à un interlocuteur qui ne comprend
pas le français.
Cette proposition peut s'inverser de la
manière suivante :
disposant d'un volume de communication donné, on peut
communiquer d'autant plus
d'informations significatives que l'émetteur et le
récepteur partagent au
préalable un niveau élevé de langage.
En raisonnant parallèlement sur le plan
musical : la communication
entre musicien et auditeur est d'autant plus riche que les deux se
sentent
proches culturellement et émotionnellement.
Symétriquement, la musique peut
être d’autant plus épurée et
elliptique, tout en restant
« lisible »,
car comprise par ceux qui ont appris à
« lire » le même
langage.
Parlant de Bach dans un film de la
télévision canadienne, Glen Gould
explique la quantité de formes mélodiques et
harmoniques qui peuvent passer par
trois notes : exposition, fugue, canon, inversion, canon
inversé, prélude,
et sa main l'évoque par des trajectoires virevoltantes avant
que ses doigts
n'effleurent rapidement les touches du piano et repartent dessiner des
volutes.
Il affirmait que son esprit était en osmose avec celui de JS
Bach, qu'il sentait
même les hésitations de celui-ci dans certaines
phrases musicales, et qu'il
était capable de corriger certains passages qui auraient
sans doute été
améliorés par le compositeur s'il avait encore
vécu.
Notre investigation touche ici le but que nous
nous sommes donné en
commençant cet essai, bien qu'il soit tentant d'explorer
plus loin que le
domaine que nous avons parcouru. Au-delà de ce point, notre
intérêt se
détacherait des êtres sonores pour se porter vers
les phénomènes psychiques
qu'ils suscitent dans les profondeurs de la personnalité.
L'espace musical imaginaire n'est donc pas
unique : il y en a un
par personne, et il y a communication entre l'espace imaginaire du
compositeur
et les espaces de ses auditeurs par le jeu des êtres sonores,
qui se
matérialisent par des objets sonores.
Dans l'espace imaginaire d'un auditeur, les
êtres sonores ne sont pas
une réplique fidèle de ceux qui sont
conçus par le compositeur. Ils sont
d'autant plus proches que la base culturelle ou la
« sympathie » sont
déjà établies.
On peut alors imaginer deux cas
théoriques de situations, chaque
situation réelle de l'auditeur étant
situées entre ces deux limites :
soit l'auditeur
est un musicologue, un passionné, voire un
initié, qui comprend déjà tout
à la
personnalité du musicien, et qui, éventuellement,
s'identifie à lui ;
soit,
préalablement à l'écoute de
l'œuvre, aucune base culturelle commune n'existe.
Toute communication serait impossible. Espérons cependant
qu'il subsiste un
fond commun d'humanité, ne serait-ce que le désir
de découverte de l'autre.
Dans le premier cas, le message musical, bien
qu'éventuellement
hermétique pour les non-initiés, va
réveiller immédiatement une plénitude
de
sentiments de profonde compréhension.
Dans le second cas, il est nécessaire
que le message soit
«autoporteur »,
c’est-à-dire que le musicien doit prendre soin de
transmettre aussi les clés de son propre imaginaire. Il y a
beaucoup de
méthodes possibles, par exemple :
la
pédagogie : associer la musique à une
histoire, un mythe, ou un thème
universel que l'auditeur associera à ce qu'il entend (Pierre
et le loup,
Carmen, Tableaux d'une exposition, les murmures de la forêt,
...) ;
la
persuasion : progression et variations à partir de
formants élémentaires,
puis de plus en plus élaborés (musique
minimaliste, ...) ; cette méthode
peut être à l'initiative de l'auditeur
lui-même, qui peut réécouter plusieurs
fois l'œuvre et s'en imprégner
progressivement ;
l'association
avec une autre forme d'expression : le texte
chanté, la danse, le
spectacle.
Musique imaginaire ISBN 978-2-9530118-0-7 copyright Charles-Edouard Platel
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