Musique imaginaire

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Chapitre 8 : Les êtres sonores

Nous appellerons « être sonore » l'abstraction d'un objet sonore, c’est-à-dire un objet sonore tel qu'il existe dans l'imagination de l'auditeur et/ou du compositeur. Par exemple, imaginons le bruit que fait une locomotive à vapeur, ce qui est parfaitement abstrait de nos jours car depuis longtemps les trains ne roulent plus à la vapeur ; mais tout le monde, même les petits enfants, sait que le bruit de la locomotive est « tchou-tchou, tchou-tchou ».

Une apparition est un événement par lequel l'objet imaginaire se matérialise acoustiquement en tant qu'objet sonore, et donc franchit une frontière, de l'inaudible vers l'audible, de l'imaginaire vers le réel, (comme, au théâtre : des coulisses vers la scène, ou, au cinéma : du hors champ vers le champ).

Inversement une disparition est l'événement constitué par l'extinction de l'objet sonore et son retour à l'état d'abstraction, de concept. La frontière audible / inaudible est franchie dans l'autre sens.

Note : en analyse informatique par objets, l’être sonore serait une classe tandis que l’objet sonore serait une instanciation.

Identification des êtres sonores

Un être sonore peut être identifié de trois manières : au niveau du compositeur, de l’auditeur, de l’espace sonore, medium entre le compositeur et l’auditeur.

Au niveau du compositeur :

L'être sonore n'a pas d'existence (est non existant) jusqu'au moment où son apparition est décidée dans une œuvre pour la première fois.

Par exemple, la célèbre première suite de quatre notes de la cinquième symphonie de Beethoven a existé à partir du concert de création de cette symphonie ; elle existe éternellement depuis.

La naissance est le passage de l'état non existant (ou inexistant) à l'état existant. C'est la première apparition.

Au niveau de l'auditeur :

L'être est inconnu jusqu'au moment où l'auditeur s'intéresse à lui et le mémorise (il fait alors passer ce qu'il a perçu auditivement de la mémoire immédiate à la mémoire permanente).

La relation d'intérêt est nécessaire, sinon le passage (connaissance) ne s'effectue pas, l'oubli est immédiat, et la reconnaissance ultérieure ne peut se faire.

Cette relation d’intérêt se produit si l’auditeur ressent une émotion : plaisir ou déplaisir, curiosité, inquiétude, rire, association d’idées, etc. avant l'extinction de phosphorescence de la mémoire immédiate.

Au niveau de l'espace sonore

L'apparition est la matérialisation de l'idée de l'être sonore grâce au son d'un objet sonore présent dans la fenêtre sonore.

Après disparition sonore, la situation de l'être, momentanément absent, dépend de ce qui s'est passé entre l'objet sonore et l'auditeur, si la connaissance ou la reconnaissance ont pu se produire.

Ainsi la musique ne se réalise pas seulement dans le paysage sonore, uniquement par le jeu des objets sonores et indépendamment des personnes. En réalité elle est vécue, par le jeu subjectif des êtres sonores, dans l'imaginaire des compositeurs et des auditeurs. Mais tout événement, toute action, ne peut survenir que grâce à une matérialisation objective dans le paysage sonore ou à ses frontières.

 

etats

Figure 1 : les états successifs d'un être sonore en fonction à son  rapport à l'auditeur

 

Formants

La connaissance où la reconnaissance des êtres sonores est morphologique, c’est-à-dire grâce aux formes qu'ils possèdent, et qui sont matérialisées à l'oreille par les objets sonores. On appellera formant d'un objet sonore toute forme identifiable qui organise de manière reconnaissable la matière sonore. [note 8.1]

Exemples triviaux : un accord, un timbre d'instrument, une consonne, une voyelle. On peut créer en associant ces formants : un accord sur un instrument (accord + timbre), un phonème (consonne + voyelle), un accord chanté (accord + voyelle).

Un formant est donc une forme qui s'applique à une ou plusieurs dimensions de l'espace sonore, et un être sonore peut être qualifié par des formants.

Analyse par les formants

Notre méthode analytique progresse alors à la fois au plan structurel et au plan dramatique.

Au plan structurel (ou, de manière synchrone) :

un être sonore est défini par ses formants ;

un formant est défini par une forme imprimée à certaines dimensions de la matière sonore ;

la matière sonore est perceptible (audible) dans le paysage sonore, en tant que matérialisation d'une texture de l'espace sonore ;

l'espace sonore comporte trois dimensions : durée, présence, couleur.

On pourrait invoquer des analogies avec d'autres arts plastiques, comme la sculpture : le sujet sculpté est défini par des formes appliquées à une matière physique (le bois, la pierre, le métal, ...), qui est une texture moléculaire de l'espace géométrique à trois dimensions.

Au plan dramatique (ou, de manière cursive) :

un être sonore se matérialise par des objets sonores ;

un objet sonore apparaît, est reconnu ou non, et disparaît ;

un objet sonore reconnu se déplace dans le paysage sonore, et est en relation avec les autres objets.

Synthèse par les formants

Symétriquement la démarche de synthèse comportera :

une création structurelle, à partir de combinaisons de formants ;

une création dramatique, qui met en scène les objets sonores, et organise les relations des objets entre eux et avec le paysage.

Typologie des formants

La notion de formant est abstraite, elle se place au niveau de la sémantique de l'expression musicale. Explorons donc les possibilités de notre vocabulaire : nous avons analysé  différents types de formes au chapitre 5, et nous les appliquerons aux trois dimensions de l'espace sonore pour construire une première nomenclature de caractéristiques utiles à l’analyse.

Formants de la durée

Nous avons identifié trois types de formants reconnaissables dans la dimension durée :

 

Types de formants de la durée

Exemples

Déterministe, gradué :

Rythme d'une mesure.

Découpage en rondes, blanches, noires et croches.

Déterministe, continu :

Accélération ou ralentissement du rythme.

 

Aléatoire :

la densité des événements sonores (soit la moyenne du nombre d'événements dans une durée donnée) est définie par une loi de probabilité ; cette loi de probabilité détermine l'évolution dans le temps de la densité

 

Progressivement, comme la pluie qui diminue.

Avec contraste, comme les clameurs de la foule pendant un match.

 

 

Les limites qu'on peut imposer à ces formes sont :

le plus long silence ;

le plus long instant ( de musique sans événement) ;

le plus court instant.

Les dessins qu'on peut effectuer dans la dimension temps peuvent être des structures rythmées (marche, tango, valse, air des lampions, ...), ou aussi le tracé d'une courbe de densité.

Formants de la couleur

On a vu que la dimension couleur contient à la fois :

l’aspect harmonique, fréquentiel («voyelles ») ;

l’aspect dynamique, bruité («consonnes »).

Nous avons identifié deux types de formants pour l'aspect harmonique de la couleur sonore :

 

Types de formants de la couleur

Exemples

Tramé :

 

Accord, harmonie ou dissonance, « cluster », par rapport à la gamme chromatique, tempérée, diatonique, pentatonique ou autre.

Mode majeur, mineur.

Tonalité.

Les altérations par vibrato, portamento, quart de ton, permettent d’exploiter des hauteurs intermédiaires, mais toujours par référence aux graduations de l’échelle harmonique.

 

Continu :

Utilisation libre des hauteurs de son et de bruit, sans référence à une échelle harmonique ; en réalité ce type de formant est plutôt culturel, car il identifie un choix délibéré de ne pas se référer aux hauteurs de la gamme.

 

 

Pour l'aspect dynamique de la couleur sonore, on trouvera toutes les possibilités de formants offertes par les timbres instrumentaux, vocaux ou synthétiques. La difficulté réside dans le fait que la complexité des formes (enveloppes, spectres) entraîne une analyse acoustique dont l’auditeur ne perçoit consciemment que le résultat cognitif final (association de la couleur sonore aux voix ou instruments qui l'émettent, ou au langage parlé qu'elle véhicule).

Le processus effectué par les circuits auditifs est normalement inconscient. Ce n'est qu'en laboratoire qu'on peut représenter les formes exactes des formants.

Formants de la présence

Dans la dimension présence, les formants concernent à la fois les aspects intensité sonore et spatialisation du son :

 

Types de formants de la présence

Exemples

Discret :

Les sources sonores sont en des points bien précis et immuables (par exemple : position des groupes instrumentaux de l'orchestre).

Le niveau sonore est constant (par exemple : au maximum supportable dans certains concerts « hard »).

La décroissance des échos successifs est calibrée.

 

Continu :

Notations du pianissimo au forte, et intermédiaires à l'appréciation de l'exécutant.

Emplacements sonores non figés, fluides.

Phénomène de réverbération avec atténuation progressive.

 

Aléatoire :

 

Bruits de la nature.

 

 

On peut dessiner des lignes de déplacement d'objets dans l'espace, gauche/droite, avant/arrière...

Formants combinant couleur et présence

Les formants modelant à la fois couleur et présence interviennent pour la production des sons. Leur effet est de sculpter l'onde acoustique, en répartissant les fréquences harmoniques et anharmoniques des sons et des bruits. Ce sont les formants produits par les instruments de musique, les organes du langage articulé (larynx, langue, lèvres), ou les outils de synthèse.

D'autre part, des formants associant couleur et présence peuvent tracer des lignes de mise en scène du tableau de la fenêtre sonore, par exemple en situant spatialement les différents instruments de l'orchestre.

Formants combinant présence et durée

Ce sont toutes les formes qui sont reconnaissables sans avoir à mettre en jeu la composante couleur :

particulièrement la rythmique, avec ses temps forts et ses temps faibles ;

les formes d'enveloppes des sons synthétiques ;

les trajectoires spatiales ;

les crescendo et diminuendo.

Formants combinant couleur et durée

Il s'agit ici de la musique qui est faite ou écoutée sans tenir compte de la dimension présence, sans les nuances de niveau sonore et sans aspect spatial.

Les formes sont « classiques » : la mélodie, les effets de timbre (enveloppes), de hauteur (trémolo), de filtrage dynamique (phasing, écho, etc...)

Formants combinant présence, couleur et durée

Les formants tridimensionnels sont rares ; ils affectent la globalité de la fenêtre sonore. Leur manipulation peut consister à appliquer un même dessin, de préférence assez simple, simultanément aux trois dimensions, ce qui renforce l'attribution par l'auditeur de tous les effets à une même cause, par exemple :

le bruit de la pluie est fonction d'une même loi aléatoire qui agit, selon la force de la pluie, à la fois sur la fréquence des gouttes, leur bruit et leur force d'impact ;

et pour finir en beauté, la trajectoire dans le ciel d'une fusée de feu d'artifice est accompagnée d'une trajectoire semblable dans les trois dimensions de l'espace sonore : sifflement, explosion, pétarades et crépitements.

 

 

Musique imaginaire ISBN 978-2-9530118-0-7 copyright Charles-Edouard Platel

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