Musique imaginaire

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Chapitre 11 : Utilisation de l'écriture

Rôle de l'écriture

Chaque art évoque des idées esthétiques intraduisibles autrement. Ainsi la musique permet de se libérer de l'emprise du verbal et du langage pour établir une communication entre les imaginaires des musiciens et auditeurs.

L'écriture, impropre pour transposer les idées et évocations suscitées par la musique, est néanmoins utile dans la pratique créative. Elle peut servir, pour un niveau d'analyse donné, à traduire les éléments sémantiques perceptibles ou compréhensibles à ce niveau sur un support approprié, et selon des conventions définies.

L'écriture de la musique (texte, graphisme ou enregistrement) peut ainsi avoir deux utilités :

descriptive : pour enregistrer une suite temporelle sur un support matériel ;

prescriptive : pour générer de la musique à partir de l'utilisation d'un langage écrit approprié.

Le rôle de l'écriture est d'apporter une représentation de l'information sémantique qui permette de produire la musique de manière répétable à partir d'une description.

Selon le niveau d'analyse et de représentation (depuis le niveau acoustique jusqu’au niveau musical), cette répétabilité décroît en précision, mais augmente en formalisme, de la même manière qu'on passe de la photo au plan d'architecte, de l'image au dessin.

Écriture au niveau acoustique

Les éléments sont des signaux émis, captés, mélangés, qui peuvent êtres inscrits sur différents types de supports physiques :

mécanique (disque 78, 45 ou 33 t, rouleaux de cire) ;

magnétique (bande, cassette, disque d'ordinateur) ;

optique (CD, DVD) ;

électronique (mémoire d'ordinateur, clé USB,…).

Les signaux sont enregistrés sur ces supports à partir d'une prise de son, ou bien directement synthétisés sur le support grâce à un synthétiseur.

La préparation de l'acoustique instrumentale peut aussi faire l'objet d'un descriptif écrit : disposition orchestrale, réglages instrumentaux, prise de son « concrète ». Ensuite on peut avoir à effectuer des schémas d'appareillage, à écrire des séquences de montage, à programmer les mixages de canaux, les paramètres des filtres, les réverbérations etc.

Écriture au niveau sonore

Les éléments sont des objets sonores, et le support d'écriture classique est la traditionnelle partition. Celle-ci a pour objet principal de planifier le travail distribué aux interprètes, en décrivant pour chaque instrument ou chanteur la séquence de notes à émettre.

De manière analogue, les programmes séquenceurs des logiciels de composition distribuent commandes et paramètres vers les machines de synthèse électroacoustique. Leurs ancêtres sont les cartons ou rouleaux perforés des orgues de barbarie et pianos pneumatiques, et même les roues à picots des instruments de musique mécanique plus anciens.

Pourtant, bien que l'aspect pictural des feuilles de papier à musique soit esthétiquement très éloigné du message musical, un musicien « de métier » peut tomber sous le charme d'une « belle partition » à sa simple lecture. En réalité, l'apprentissage et l'expérience lui ont apporté des facultés que ne partage pas le commun des mortels :

Il lit couramment le solfège, et sa mémoire sait restituer presque parfaitement les registres et timbres instrumentaux : il peut donc mentalement « jouer » la pièce musicale.

Cette lecture courante lui permet de repérer visuellement sur la partition les formants associés aux super signes relatifs au contrepoint, l'harmonie et le rythme, dont il a étudié de manière approfondie les règles et difficultés ; ainsi les structures qu'il décrypte peuvent susciter chez lui une admiration et une émotion comparable à ce que peut ressentir le mathématicien ou le joueur d'échecs contemplant la solution élégante d'un problème difficile.

Écriture au niveau musical

Les éléments sont des êtres sonores, qui habitent dans les imaginaires des musiciens et auditeurs, et dont la particularité réside justement à ne pas être transposables dans un monde objectif. À ce niveau donc l'écriture ne peut suggérer la musique que par des connotations analogues, mais qui ne sont pas celles de la musique, par exemple :

en se référant aux archétypes : ruisseau, orage, feu, avion, cavalcade, etc. ;

par l'expression dans un langage poétique, et lorsque les mots et les êtres sonores s'accompagnent, nous chantons ;

ou par citation des musiciens qui interviennent dans le déroulement d'une improvisation à plusieurs, car la personnalité des grands improvisateurs suffit à évoquer tout un climat musical.

Outils d'écriture de la musique

Pour donner un sens large à la notion d'écriture musicale, convenons que tout moyen permettant d'inscrire une représentation de la musique en se libérant de la contrainte du déroulement du temps est un instrument utile.

L'écriture musicale permet donc un changement de topologie, pour transposer le message linéaire auditif dans un espace visuel, et réciproquement. L'écriture permet donc de représenter un système temporel par un système spatial, par mise à plat du temps, et la lecture permet l'inverse, par temporalisation de l'espace.

Lorsqu'on dispose d'une représentation écrite ou enregistrée, il devient alors possible d'accéder très rapidement à toute portion de l'oeuvre pour la composer ou l'écouter.

Les fonctions correspondantes sont : écrire, éventuellement modifier, et restituer.

La création peut ainsi s'appuyer sur l'écriture, en exploitant les fonctions d'inscription et modification sur le support utilisé, et en utilisant la fonction de restitution pour contrôler le résultat.

Le tableau suivant présente des exemples de pratiques et artefacts utilisés aujourd'hui pour remplir ces fonctions :

 

Eléments considérés

inscrire

restituer

modifier

Signaux sonore

Enregistrement, échantillonage, synthèse électronique

Lecture du média : disque, bande, mémoire d'ordinateur

Filtrage, montage, mixage

Objets
sonores

Écriture de partition, programmation grâce à un logiciel visuel de boucles et séquences

Interprétation (ou exécution)

Modification de la partition, modification du programme séquenceur

Êtres
sonores

Écriture ou dessin de scénario, d'une grille d'improvisation

Improvisation en suivant la grille

Changements dans le scénario ou la grille

Figure 1 : pratiques et artefacts d'écriture musicale

 

Courants musicaux et écriture de la musique

Dans la pratique musicale d'aujourd'hui, un ensemble d'outils plus étendu qu'auparavant est ainsi accessible aux compositeurs.

La partition apparaît de fait comme un ancêtre du programme informatique : tous deux sont écrits dans un langage intégralement normalisé, et tous deux sont « interprétés » (ou « exécutés ») pour restituer des séquences de notes émises par des instruments standard. Il y a néanmoins une différence fondamentale lorsque l'interprète est humain : il peut se tromper, et il peut apporter sa propre valeur créative dans l'interprétation.

Le tableau précédent met aussi en lumière un fait paradoxal : la recherche musicale d’aujourd’hui focalise principalement ses travaux sur la manipulation des signaux sonores (donc à un niveau proche du phénomène acoustique), et, à l'opposé, la musique traditionnelle et improvisée est directement inspirée par l'évocation d'êtres sonores comme des personnages ou des archétypes (donc au niveau le plus abstrait).

Pourquoi ce paradoxe qui renvoie les « intellectuels » au ras des pâquerettes et les « primitifs » près du ciel ?

Comme nous le constations en introduction de cet essai, les apports contemporains de la mondialisation et de la technique élargissent notre potentiel imaginaire musical, et l'écriture musicale classique se révèle alors réductrice de par la normalisation du solfège .

Pour dépasser cette contrainte, trois directions se présentent naturellement :

soit redécouvrir l’improvisation ;

soit agir directement au niveau des signaux sonores grâce à des artefacts technologiques ;

soit, enfin, enrichir et élargir le langage du solfège lui-même.

Effectivement, les courants novateurs qui ont marqué le précédent demi-siècle ont exploité des axes de recherche selon ces trois directions :

la piste « free jazz » a fait exploser tous les carcans pour revenir, par l’improvisation primale, à une culture radicale affranchie des habitudes mélodiques, harmoniques et rythmiques consciencieusement apprises ;

l'exploration « électroacoustique » procède par traitement technologique des signaux sonores enregistrés ou synthétiques pour les organiser en œuvres musicales originales ;

l'école en prolongement de la tradition classique s'intitule « musique contemporaine », et elle complexifie la notation ou invente des systèmes de notation encore plus savants, avec de plus en plus une assistance logicielle.

Le lecteur retrouvera sans peine les grands visionnaires, « papes » ou « gourous » qui ont marqué de leur empreinte ces grands courants.

Mais, et c’est le lot de toute percée dans l’inconnu, la plupart des auditeurs et des musiciens suivent difficilement. En dehors des rangs de ses fervents, la nouvelle musique est souvent classée comme ésotérique, barbare ou ...barbante.

A côté de ces explorateurs, aventuriers ou même chefs de guerre, d’autres musiciens finalement préfèrent garder les mêmes ustensiles pour accommoder l’existant dans de nouvelles mixtures. Ils peuvent faire de mauvaises soupes, mais aussi proposer de nouvelles saveurs, délicates ou fortement épicées, riches ou légères, incorporant aussi bien les influences orientales et africaines que les retombées des découvertes des innovateurs. Néanmoins cette marmite, ce « melting pot », même avec ses compléments électroniques, repose encore sur le substrat bien défini par la musique et les instruments occidentaux classiques.

Parmi ces derniers courants, deux sont très illustratifs, quoique à des titres différents :

les mouvances diverses qui, sous le dénominateur commun de « world music », rassemblent, autour d’une souche jazz rock, instruments, musiciens, chansons de toutes origines ; ce courant propose néanmoins des concerts et disques préparés avec précision, dans un grand souci de rigueur professionnelle et de perfection technique ;

le courant post-moderne, qui, ayant assimilé les êtres sonores nouveaux découverts lors d’expérimentations électroacoustiques, en a épuré (« minimalisé ») les formants, et appliqué ces formants en « lignes claires [note 11.1]» pour réaliser des partitions suivant une méthode classique.

 

 

Musique imaginaire ISBN 978-2-9530118-0-7 copyright Charles-Edouard Platel

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