Musique imaginaire

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Chapitre 10 : Interactions musicales

Les objets sonores sont soumis à des relations épisodiques avec les autres objets sonores présents simultanément sur la scène de la fenêtre sonore. Ces interrelations peuvent être décrites objectivement comme phénomènes sonores ou acoustiques. Un musicien expérimenté sait généralement les organiser et produire un effet en accord avec ses intentions, de la même manière qu’un metteur en scène règle ses personnages.

Au plan supérieur, les êtres sonores ont une existence plus permanente, à l’intérieur du champ de connaissance des musiciens, compositeurs ou auditeurs. Ils peuvent ainsi être associés à tout autre être sonore accessible dans ce champ, de manière consciente ou inconsciente, et la plupart du temps de façon non causale. L’association peut aussi concerner d’autres êtres de la mémoire ou de l’imagination, c’est-à-dire, sur un plan plus large que celui de la musique, les « idées ».

Pour nous limiter au sujet de la création musicale, nous focaliserons notre propos seulement sur les relations qui s'établissent entre êtres sonores à l'intérieur d'une œuvre musicale donnée.

L'univers de l'oeuvre

Du point de vue de l'auditeur, nous avons matériellement délimité dans le temps une œuvre musicale comme un moment bien dissociable et significatif par rapport à l'environnement sonore habituel. Bien que, comme le soutient John Cage, tout environnement sonore puisse être considéré comme musical, ce caractère musical ne peut être effectivement perçu que par une attitude d’écoute à un moment particulier.

Comme le résume le tableau suivant, l'œuvre contient des éléments qui ne sont pas traités sur le même plan selon le niveau d'espace sur lequel nous portons notre attention.

 

Niveau d'espace

Eléments considérés

Système contenant les éléments considérés et leurs relations

Médium d'information utilisables pour décrire le système à ce niveau

Physique

Ondes de vibration des molécules d’air.

Présence physique des auditeurs.

Programme du concert : participants, lieu, heure et durée de l'exécution ou de la diffusion.

Acoustique

Signaux des ondes de vibration.

Lieu d'écoute, système de diffusion.

Enregistrement analogique ou numérique.

Sonore

Objets sonores.

Ensemble de moyens de production du son : instruments de musique naturels ou synthétiques, voix, bruitages, ...

Écriture musicale : partition, fichiers en langage de commande (ex MIDI), notes de réglage ou paramétrage d'instruments...

Musical

Êtres sonores.

Œuvre créée par le compositeur.

Aucun support de description.

Figure 1 : éléments descriptifs d'une oeuvre selon les niveaux d'espace

 

Ainsi, au plus haut niveau considéré, l'œuvre est un système voulu et créé par le compositeur pour établir des relations entre des êtres sonores.

Règles musicales

Nous avons présenté plus haut le paysage sonore comme toile de fond pour la matérialisation des objets sonores. Notre description s’arrêtait aux notions de matière sonore et de fenêtre sonore, en évoquant différentes manière d’évoquer ces paysages (les instruments, le style, etc.).

L'analyse du paysage sonore, en tant que constituant stable d’une œuvre musicale, relève plus largement du domaine de l'espace musical. L’existence d’une toile de fond traduit effectivement un ensemble de règles relativement stables qui s’appliquent aux formants des être sonores.

L’œuvre, qu’on peut considérer comme le formant « super signe » de niveau le plus complexe, est élaborée en suivant de telles règles, tout en exploitant la liberté restant disponible.

Ainsi les pièces de Bach font appel aux règles strictes du contrepoint, tout en ménageant des surprises par des bifurcations à travers les figures contrapunctiques possibles.

Les règles musicales, apportant une prévisibilité, procurent à l’auditeur l’intelligibilité nécessaire. Elles structurent aussi l’aspect dramatique : l’auditeur sait que le musicien jouera de ses possibilités d’invention, mais il ne sait pas à quel moment dans la séquence prévisible. Et c’est justement cette part créative, aléatoire, qui est porteuse d’information et crée un intérêt.

Lorsque les règles sont institutionnellement établies, c’est-à-dire formalisées par des codes et transmises par un enseignement, les formants doivent être « canoniques » pour que le paysage sonore soit « musicalement correct », voire « académique ».

Même si le créateur veut s'affranchir des règles préexistantes, l’œuvre ne sera néanmoins intelligible que si elle intègre des règles internes valables pour la totalité de son déroulement, permettant alors que la part d'imprévisibilité se détache sur un fond de prévisibilité.

Interactions entre les êtres sonores

Les interactions entre les objets sonores sont factuelles, au niveau de l’espace acoustique ou sonore, exclusivement pendant les moments éphémères où les objets coexistent dans les dimensions de durée, présence, couleur ( par exemple lors d’un duo instrumental).

Les êtres sonores, ayant un statut permanent dans l’imaginaire, pourraient donc potentiellement être mis en relation à tout moment, selon ce qui se passe dans la tête de l’auditeur. En réalité c’est bien le compositeur qui provoque la « scène » ou les personnages se rencontrent et s’expliquent plus ou moins conflictuellement ou tendrement. Ce seront ces relations que l’auditeur enregistrera, oubliera ou enfouira en sédiments dans son inconscient, et rappellera éventuellement plus tard.

Distinguons deux manières d'établir des interactions entre des êtres sonores.

Mettre en évidence des similitudes ou dissemblances entre les formants respectifs de plusieurs objets sonores, permettant à l'auditeur de découvrir des associations de nature structurelle et permanente ; le lien établi est « morphologique ».

Provoquer des rencontres dans l'espace sonore, quand des objets sonores présents simultanément doivent se partager le même espace : il s'établit nécessairement des relations de coexistence et une dramaturgie, permettant, par la situation émotive, de créer un lien « événementiel ».

Les interactions sont bien entendues vécues par l'auditeur compte tenu de la topologie de son espace de perception auditive : on a vu précisément que la topologie auditive (ou cursive) permet d'apprécier les caractères sonores de manière relative, de proche en proche, tandis que le musicien bénéficie d'une perception d'ensemble correspondant à une topologie de nature plutôt visuelle (ou synchrone).

Grâce aux interactions réalisées dans la musique, de nouveaux liens se tissent ainsi entre les êtres sonores dans l'espace musical imaginaire. La topologie de cet espace est donc un réseau de chemins dans lequel la musique nous fait voyager : chaque fois qu'un être sonore est évoqué, des liens préexistants se réveillent et des liens originaux se créent.

 

 

Musique imaginaire ISBN 978-2-9530118-0-7 copyright Charles-Edouard Platel

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