Musique imaginaire

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Chapitre 12 : Le processus de création musicale

La chaîne de la création

Qu’il s’agisse de composition ou d’interprétation, la création consiste à user de sa liberté pour produire la musique.

La chaîne des processus qui interviennent dans la création musicale est, selon les cas, plus ou moins longue, mais le point de départ et le point d’arrivée sont toujours semblables :

au point de départ, la musique est dans la tête du compositeur, et peut être imaginée grâce à des formants (mélodies, sons, mouvements, etc.) ;

au point d’arrivée, la musique ne peut être perçue par d’autres humains que matérialisée par des ondes de vibration de l’air.

Prenons le cas d’une chaîne complexe : le compositeur écrit sur des partitions et les remanie un certain nombre de fois ; la pensée guide l'écriture et l'écriture guide la pensée. Ensuite la partition est reproduite, puis confiée à un interprète ou à un orchestre symphonique. Après plusieurs répétitions, la pièce est exécutée dans un studio pour obtenir un enregistrement multipiste. Celui-ci fait l’objet d’un mixage apte à produire une matrice de disque. Les disques sont pressés, vendus. L’acheteur mélomane peut ensuite régler sa chaîne hi fi et écouter et réécouter.

Le cas le plus simple est celui de l’improvisateur qui joue devant son public.

Un créateur musical conduit donc un ou plusieurs processus dans la chaîne, qui comprend à la fois des moments où la musique s’écoule dans le temps et des moments où elle reste stockée, de manière écrite ou enregistrée.

Pour diriger un processus, il est nécessaire de percevoir son résultat, afin d’adapter consciemment ou inconsciemment son contrôle pour obtenir ce qui est désiré. Ainsi l’instrumentiste ou le chanteur doit s’entendre lui-même, le monteur réécoute ses bandes, l’écrivain de partitions se relit, etc.

Cette perception en retour, ou feed-back est essentielle pour le processus de création.

Musique et feedback

Qu'est-ce que le feedback?

 

Le feed-back (qui se traduirait littéralement en français par  « alimentation en retour »), est un concept fondamental de la théorie des systèmes.

Le feed-back consiste à réintroduire le résultat d’un processus pour diriger ce processus lui-même. On traduit aussi par « bouclage » ou  « rétroaction » du processus sur lui-même.

feedback

Figure 1 : schéma d'un processus avec feedback

 

L’effet du bouclage modifie donc le comportement du processus.

Considérons trois types simples d’effets du feed-back :          

Positif :

 

Le feed-back agit sur le pilotage dans le même sens que l’évolution du résultat perçu, et tend ainsi à renforcer celui-ci.

Négatif :

 

Le feed-back agit sur le pilotage dans le sens opposé à l’évolution du résultat perçu, et tend ainsi à réduire celui-ci.

Correctif :

 

Le résultat perçu par feed-back est comparé à un résultat désiré, et l’écart agit sur le pilotage en sorte que le résultat perçu évolue vers le résultat désiré.

 

Le feed-back positif rend le processus instable car le résultat s’amplifie de plus en plus jusqu’à atteindre son maximum possible. Par exemple, lors d’un concert de rock amateur, la mauvaise qualité des haut-parleurs ou de l’acoustique fait qu’il est souvent difficile pour les musiciens de bien distinguer leurs différents instruments, ce qui les entraîne à augmenter l’intensité pour mieux s’entendre. Ceci augmente encore les distorsions, et finalement le concert se déroule avec tous les amplis à puissance maximale. Ce type de processus est aussi qualifié de divergent ou inflationniste, ou même explosif.

Le feed-back négatif stabilise le processus vers un résultat zéro. Par exemple, un enseignant peut obtenir progressivement le silence dans sa classe en parlant à un niveau légèrement inférieur au brouhaha ambiant. Ce type de processus est aussi qualifié de convergent ou déflationniste.

Le feed-back correctif stabilise aussi le processus, mais vers un résultat voulu. C’est en fait un feed-back négatif, qui tend à annuler l’écart entre le résultat effectif et l’objectif de résultat. Par exemple, pour accorder un instrument à corde sur le diapason, l’instrumentiste tend la corde si la note est trop grave, et la détend si elle est trop aiguë, et répète jusqu’à satisfaction. Ce type de processus, convergent lui aussi, est qualifié d’optimal si la stabilisation sur l’objectif est obtenue de manière la plus courte possible. Dans notre exemple, un accordeur débutant tournera de nombreuses fois la clef dans les deux sens, alors qu’un expert ne fera pratiquement qu’un seul geste.

Pour illustrer le propos, le tableau suivant montre quelques exemples de phénomènes de feed-back aux différents niveaux d’espace :

 

Niveau d'espace

Eléments considérés

Exemples de feed-back positif

Exemples de feed-back négatif ou correctif

Physique

Ondes de vibration des molécules d’air.

Effet Larsen, dû à la réception par la membrane du micro d’une pression d’air en phase avec la vibration de la membrane du haut-parleur.

Systèmes d’atténuation active de bruit utilisés dans l'aviation (par superposition d’un bruit identique en opposition de phase).

Acoustique

Signaux des ondes de vibration.

Exemple cité du concert rock à puissance maximale.

Compression dynamique (par exemple : correction automatique de volume sur les caméscopes et magnétophones d’amateur).

Sonore

Objets sonores.

Auto entraînement de groupe par le rythme (applaudissements scandés par exemple).

Auto écoute, indispensable pour chanter ou jouer juste, et même parler (sans crier comme un sourd !).

Musical

Êtres sonores.

Matraquage d’un « tube », effet de mode dû à l’auto-suggestion collective.

Réécoute autocritique.

Figure 2 : exemples de feedback aux différents niveaux d'espace

 

Dynamique du feedback

Dans la réalité, les boucles de rétroaction sont plus complexes que ne le laisserait supposer le schéma précédent. En effet :

Le résultat effectivement perçu ne représente pas fidèlement le résultat réellement produit, car la perception résulte elle-même de processus qui ne sont pas neutres pour l'auteur même de cette production ; pour la musique, on a vu que la chaîne des processus comporte les étages suivants, chacun comportant des limites et transformations :

vibration du tympan et excitation du nerf auditif ;

analyse fréquentielle et transmission au cerveau ;

audition et mémorisation immédiate des objets sonores ;

écoute, produisant l’intérêt esthétique.

Il y a des retards et temps de latence dans la boucle, principalement pour deux raisons :

de même que la propagation du son dans l’air n’est pas instantanée, la réaction humaine aux stimuli n’est pas immédiate ;

la musique peut intentionnellement être stockée de manière temporaire sous forme d’enregistrement ou d’écrit, afin d’être réécoutée ou relue plus tard.

feedback2

Figure 3 : feedback avec temps de latence

 

Effets des processus de perception

Notre analyse précédente nous a permis de constater les limites et contraintes de la chaîne d’écoute, par exemple pour la perception des durées, présences et couleurs, ou pour l’intelligibilité des formes. Le feed-back permet au musicien de vérifier que sa production est écoutable. Néanmoins ses conditions d’écoute ne sont pas identiques à celles de ses auditeurs.

En comparant les topologies propres aux positions de l’auditeur et du compositeur, nous constations aussi que la perception des caractères de la musique n’est pas la même. Pour un auditeur, chaque nouvelle perception est relative aux perception immédiatement précédentes, alors que le musicien a généralement la vision d’ensemble, sauf s’il improvise. Il peut alors être intéressant pour le compositeur d’oublier quelque temps la musique qui était dans sa tête pour s’écouter dans une attitude candide.

Effets des retards

L’analyse des effets des décalages temporels est essentielle à la compréhension du comportement dynamique des systèmes avec feedback. Sans développer toute la théorie, retenons le phénomène le plus intéressant : il s'agit de la résonance, qui est une vibration spontanée causée par un système de feed-back avec retards.

Le phénomène de résonance est celui qui est à l'origine de presque tous les instruments de musique. En outre, c'est un phénomène de même type qui permet à l'imagination de se mettre dans des dispositions favorables pour créer la musique... !

D’abord expliquons brièvement par des exemples de la vie courante comment les retards peuvent provoquer des oscillations très fortes sur un système devant normalement converger vers un comportement stable grâce au feed-back correctif.

Dans un flux intense de la circulation routière, chaque conducteur accélère ou ralentit pour garder une distance correcte avec le véhicule précédent. Il se base lui même sur l’estimation des accélérations et ralentissements de son prédécesseur, mais, sa réaction ne pouvant être instantanée, il est amené à accélérer ou à freiner plus énergiquement que ce prédécesseur. L’action est de plus en plus accentuée pour les conducteurs en arrière de la file, provoquant finalement le phénomène d’accordéon bien connu, absolument inévitable même lorsque chacun est attentif, jusqu'à dégénérer en suite de bouchons presque bloqués espacés par des tronçons vides.

L’alcool ralentissant les réflexes d'équilibre, la trajectoire d'un point à un autre du pochard moyen oscille notoirement autour de la ligne droite théorique...

Quand un temps non négligeable est nécessaire pour transmettre ou comprendre l'information, tout processus d'ajustement aboutit souvent à un phénomène oscillatoire, car les réponses à des stimuli périmés sont inadaptées, voire en contradiction avec la réalité qu'il faut maîtriser (êtes-vous déjà monté sur votre toit pour orienter l'antenne de télévision grâce aux indications hurlées par la personne située dans le séjour ?).

Le but de ces exemples n'est pas de constater amèrement qu'il est bien difficile de faire ce qu'on voudrait, mais plutôt de mettre en évidence que tout système comprenant un feed-back ou bouclage a naturellement tendance à osciller, avec une période propre qui dépend directement des retards dans la boucle. C'est la période de résonance du système.

Effets du feedback sur la création musicale

Dans le domaine de la création artistique, lorsque la pensée guide l'action et l'action guide la pensée, les balancements peuvent aussi bien générer des effets indésirables de contretemps que des effets positifs de mise en valeur ou de surprise. Particulièrement, au stade de la création musicale, un système feed-back résonant est instinctivement déclenché par les musiciens, pour amorcer et enrichir un processus créatif qui développe spontanément ses propres rythmes. C'est ainsi que l'idée prend corps.

Le système de feed-back est lui-même complexe : il comprend à la fois des retours directs pendant que le musicien joue, et des retours différés consistant à rejouer la musique à partir d'une version stockée de manière écrite ou enregistrée.

Feed-back direct

Les boucles de feed-back direct renvoient des stimuli résultant de l'action de jouer la musique. Les temps de latence ne dépassent pas les quelques secondes de l'empan de perception. Ces stimuli peuvent comprendre :

les effets de la musique sur le musicien lui-même, au même titre qu'un auditeur ;

les stimuli des autres sens induits par la réponse de l'instrument aux gestes du musicien : toucher, élasticité, inertie, vibrations, ...

les sensations corporelles dans l'accomplissement des gestes : équilibre, balancement, fluidité, vitesse, chaleur, transpiration, douleur. Ceci vaut aussi pour un chef d'orchestre !

Feed-back différé

Presque toujours les créateurs de musique trouveront opportun d’instituer des temps de latence par les procédés suivants :

Relecture de partition,

Répétition (d'après la partition, la grille d'improvisation ou toute représentation écrite),

Réécoute de la musique enregistrée.

Ainsi les boucles de feed-back multiples se superposent au sein du système de création musicale, ouvrant des occasions de résonances multiples que le musicien exploitera pour rythmer l'accomplissement de ses intentions.

 

 

Musique imaginaire ISBN 978-2-9530118-0-7 copyright Charles-Edouard Platel

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