Musique imaginaire

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Chapitre 6 : Le paysage sonore

La première partie nous a fait parcourir les trois dimensions de l'espace musical.

Résumons :

La durée est de nature discrète (on peut la découper en éléments) : les éléments sont les intervalles de temps entre événements sonores. Les limites intéressantes sont le début et la fin de l'œuvre.

La présence est de nature continue, limitée par les seuils d'audibilité et de douleur. Les relations entre objets sont de type égalité ou dominant / dominé.

La couleur a une composante harmonique, de nature continue ou tramée, limitée par les fréquences 20 Hz - 20 kHz, et une composante dynamique. Les relations entre objets sont de type ensemblistes : disjonction, réunion, intersection des spectres de fréquences .

 

Nous décrivons maintenant le paysage sonore en nous référant à ces trois dimensions, qui sont les repères de notre feuille blanche. C'est l'espace dans lequel évoluent les objets sonores que nous entendons.

Mais, comme le peintre ou le dessinateur, le compositeur installe son action dans un décor (à moins qu'il ne recherche l’environnement du vide interplanétaire).

Ce décor comprend au moins deux aspects :

la matière de base dans laquelle les objets seront sculptés ;

le cadre de la fenêtre (ou l'écran) par laquelle ils sont visibles (ou plutôt : audibles).

Matière sonore

Reconnaissance

Tout objet sonore n'est perçu, et donc n'existe, que parce qu'il possède à la fois les trois composantes présence, durée et couleur. L'absence d'une de ces composantes dématérialise l'objet. Par exemple, pour un objet comme la sonnerie du carillon de l'église du village, si je retire la couleur, je n'aurai plus que la mélodie, si je retire la durée, je n'aurai plus que la collection des sons de cloches, et si je retire la présence, je n'aurai plus que le souvenir de la dernière sonnerie entendue.

Dans un paysage sonore donné, toutes les possibilités de ces composantes ne sont pas utilisées en totale liberté. En réalité, seulement un registre prédéfini est employé : tel ou tel instrument, un orchestre de telle composition, la voix d’untel et son accompagnement, le rythme reggae ou valse, le «big sound of a Moog synthesizer », la mesure 6/8, l'art de la fugue, le tam-tam parleur africain, le «hard metal », les oiseaux de la forêt, ....

La matière sonore n'est pas visible : elle ne se découvre que par palpation des objets sonores qui sont constitués à partir d'elle. Ainsi l'aveugle reconnaît une matière en la parcourant de ses mains, ainsi le spéléologue découvre les parois de la grotte grâce au faisceau de sa lampe électrique. À la première frappe, on reconnaît l'instrument piano, peut-être le pianiste ; à la première phrase on reconnaît le chanteur, ou on le découvre petit à petit en écoutant son disque ; une série aléatoire de «pop » en pleine nuit, dans le silence, sur la toile de tente : c'est la pluie qui vient.

Peut-on entendre des objets sonores immatériels ou abstraits ? Cette sensation peut exister temporairement, non parce que l'objet n'est pas constitué de matière sonore, mais parce que l'auditeur n'y a pas reconnu une matière habituelle. Dès la deuxième audition, l'objet n'est plus immatériel : la matière sonore, sous forme d'objet sonore, s'est déposée dans la mémoire de l'auditeur. Par exemple, lorsqu'on essaye de dormir la nuit dans un lieu inconnu, tout bruit interroge : on essaye de le ramener à une consistance connue, comme un craquement de charpente, ou un bruit de pas, ou un volet qui bat, ou un véhicule qui passe. Si l'esprit n'arrive pas à identifier tel bruit par rapport à une origine familière, ce bruit peut paraître extraterrestre ou diabolique.

La recherche musicale explore des champs de création de matières sonores nouvelles. Mais pour que la reconnaissance de son exposé reste accessible à un auditoire donné, il est souhaitable de prendre en compte la limite d’intelligibilité, c’est-à-dire les capacités d'assimilation de la nouveauté spécifiques à cet auditoire. Par exemple, pour populariser une démarche de création, chaque pièce produite pourrait se limiter à ne sculpter que dans une unique matière nouvelle, ou à innover dans des associations d'éléments de matières disparates seulement si ces éléments sont déjà bien reconnaissables en tant que tels.

La matière sonore consiste donc en une texture de fond, particulière à l'espace musical dans ses différentes dimensions. Cette texture peut être déjà déposée dans la mémoire collective qui est attachée à la culture des auditeurs, comme la musique classique dans une certaine société européenne, comme le langage du tam-tam chez des initiés en Afrique. Dans le cas contraire, une texture nouvelle peut se laisser petit à petit deviner, et se préciser au fur et à mesure que l'on découvre un art inconnu ou un créateur original.

Caractérisation du paysage sonore

Puisque la musique se déroule dans un paysage qui peut être très différent d'une œuvre à l'autre, cherchons maintenant de quels moyens nous disposons pour décrire ce paysage. Nous connaissons déjà plusieurs approches.

Approche par référence aux instruments :

En identifiant quels sont les instruments utilisés pour jouer la musique (composition de l'orchestre) ou pour émettre les sons (origine des bruits et sons perçus) ; exemples : quatuor à cordes, accordéon diatonique, cour de récréation d'école primaire, fanfare militaire, gong indonésien ; la référence est réelle, ou simulée par synthèse électroacoustique.

Approche par référence au style :

En associant la musique à son genre ou à son compositeur : c'est du country blues, du dixieland, du Beethoven, du flamenco, du Duke Ellington ...

Approche par codification :

Exemples dans la musique écrite : en si bémol majeur, mesure en 4/4 ; exemples dans la musique traditionnelle : rumba (Espagne), scottish (Bretagne), varnam (Inde), maqam (Arabe).

Approche par des paramètres acoustiques :

en plein air, dans un studio, dans une salle en public, dans une église ; présence contrastée ou estompée, couleur pure ou riche.

Nous pouvons aussi utiliser notre nouveau référentiel, en prédéfinissant un jeu de formes avec lesquelles on exploitera la dimension durée, la dimension présence et la dimension couleur.

 

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Figure 1 : fenêtre sur paysage (Lozère)

La fenêtre sonore

Délimitation d’une fenêtre

Nous avions vu dans la première partie que la dimension présence et la dimension couleur sont toutes deux limitées au niveau de la perception humaine par le seuil d'audibilité, qui trace une frontière entre l'audible et l'inaudible, et donc délimite une fenêtre assez restreinte de notre sensibilité aux phénomènes acoustiques.

Les animaux et nos instruments de mesure (sismographes, capteurs d'ultrasons) peuvent percevoir une étendue différente de cet univers. Notre champ d'écoute est ainsi comme une scène de théâtre, dont nous ne pouvons voir les coulisses et les accessoires, ou comme un écran de cinéma dont nous ne pouvons voir le hors champ : notre système d'audition est insensible à ce qui peut se passer hors de ses limites, comme des vibrations lentes, des ultrasons, ou des bruits infimes...

 

 

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Figure 2 : limites naturelles de la fenêtre sonore

Les objets sonores peuvent alors apparaître de deux façons possibles :

dans le cas le plus courant, en surgissant dans une partie de la fenêtre d'audibilité ;

en glissant d'un niveau sonore inaudible (nul ou trop faible) à un niveau audible, comme lorsqu'un bruit se rapproche.

Ils disparaissent de manière inverse.

L'événement sonore est une transition plus ou moins rapide d'un objet de l'extérieur vers l'intérieur de la fenêtre, ou réciproquement. On comparera à une entrée ou sortie de personnage à la scène, ou à un changement de plan cinématographique.

Nous avons parlé de délimitations inhérentes aux possibilités naturelles de l'oreille. Le compositeur peut aussi inscrire sa musique dans un carré plus restreint et plus net :

par limitation volontaire de la couleur : hauteurs, timbres ;

par limitation volontaire de la présence : effets spatiaux, différences de niveaux.

 

 

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Figure 3 : une fenêtre sonore limitée par le compositeur

 

Remarque : les limitations peuvent aussi êtres imputables aux contraintes techniques d'enregistrement ou de transmission : rapport signal / bruit, limitation en fréquences. Un compresseur / expanseur permet d'agir sur la fenêtre sonore d'enregistrement à la manière du procédé optique cinémascope pour la largeur de l’écran de cinéma.

 

Perception de la fenêtre

Par accoutumance, l'auditeur adhèrera aux limites de la fenêtre qu'a fixées le musicien, et il ressentira comme intrus tout phénomène audible mais en dehors des frontières posées : trop fort, trop ténu, trop coloré, trop pur.

Ces limites deviennent les limites d'écoute à l'intérieur desquelles l'auditeur se concentre et, par effet de « zoom », perçoit des détails de plus en plus fins.

L'effet de « zoom » peut être continué jusqu'à des variations infimes, tant que l'accoutumance permet d'apprécier les mouvements de plus en plus ténus. Toutefois l'auditeur aura un pouvoir de résolution physiquement limité par les seuils différentiels de l'audition.

Les changements de limites plus ou moins vifs seront perçus comme une évolution du plan de la fenêtre, ou comme des changements de plan cinématographique.

 

 

Musique imaginaire ISBN 978-2-9530118-0-7 copyright Charles-Edouard Platel

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