Musique imaginaire

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Chapitre 4 : Découverte musicale des techniques de la couleur

Nous vibrons par la musique

La couleur musicale contient tout ce que qui ne peut pas être décrit par le solfège, qui trace des lignes sans se préoccuper de la couleur ou de l'épaisseur du trait ; désormais le contrepoint, l'harmonie et le rythme apparaissent incomplets ou inadaptés pour représenter le contenu des œuvres à la portée des techniques et du potentiel humain de création.

Il existe la notion classique de  timbre, qui est rattachée à l’instrument de musique émetteur du son. On reconnaît effectivement un objet sonore grâce au timbre et à la  hauteur, ou les hauteurs s'il s'agit d'un accord. C’est une notion subtile et précise au stade de l’écoute, car l’oreille sait percevoir des différences infimes de timbre, mais les mots manquent pour transmettre fidèlement cette perception par le discours ou sur papier, car ces mots sont limités par la liste connue des sons des instruments de référence.

Heureusement la science acoustique peut ici fournir sa contribution. Elle apporte les concepts de base qui répondent à ce besoin de description objective. Revenons au phénomène trivial : un objet sonore parvient à l'oreille grâce à une onde de pression qui fait vibrer le tympan [note 9.1]. La forme de cette vibration est ce qu'on appelle «signal acoustique ». Quand on décrit les propriétés du signal acoustique, on décrit alors aussi les propriétés de la couleur sonore.

L’analyse harmonique de Fourier

Nous n’ennuierons pas notre lecteur, c’est promis, avec les mathématiques. Il y a juste un petit effort à lui demander : comprendre la représentation de Fourier. Ce physicien expliqua au début du dix-neuvième siècle que tout signal quelconque peut résulter de la superposition d'une série de signaux périodiques (vibratoires). Donc, au lieu de représenter la forme compliquée du signal de pression qui parvient au tympan, il est plus simple de représenter la série (ou spectre) des fréquences qu'il contient :.

 

Figure 1 : deux manières de représenter un signal :

en haut : la forme du signal, en bas : le spectre du signal

 

D'après le théorème de Fourier, toute forme de signal peut être obtenue par la superposition de signaux sinusoïdaux purs. Pour reconstituer le son exact de l'objet sonore ; il suffit donc de connaître la liste de ces signaux, avec pour chacun :

son amplitude,

sa fréquence,

son décalage dans le temps (phase).

Le graphe qui trace la répartition de l'énergie acoustique (amplitude) en fonction de chaque fréquence composante est appelé spectre de fréquences .

Ce graphe est complété par le spectre de phases, qui associe un décalage dans le temps à chaque fréquence composante. L'opération mathématique qui permet de calculer la forme des spectres à partir de la forme du signal acoustique s'appelle transformation de Fourier.

Inversement, si l'on superpose à nouveau les sinusoïdes du spectre de fréquences en respectant les décalages du spectre de phase, on re-synthétise le signal acoustique original (c'est la transformation de Fourier inverse).

Lorsque le signal est périodique (vibratoire), on dit que c'est un son, dont la hauteur correspond à la fréquence fondamentale (la plus grave). Les autres fréquences sont des multiples de la fondamentale, et sont appelées harmoniques. Le spectre d'un son est donc une série de bâtons régulièrement espacés, dont les tailles correspondent à l'importance de chaque harmonique dans la constitution du timbre. Les barres verticales s'affichent, d'autant plus à droite du spectre que le son est aigu. Les barres verticales sont d’autant plus nombreuses que le son est riche en harmoniques.

 

son

bruit

blanc

rose

Figure 2 : spectres de sons et de bruits

 

Lorsque le signal est non-périodique (apériodique), sa hauteur est imprécise : on dit que c'est un bruit, et son spectre est un continuum de fréquences voisines, groupées ou non autour de quelques fréquences de base.

Tous les bruits ne se ressemblent pas : ils ont un spectre différent car ils ont une couleur différente. Et comme les coloristes qui considèrent que le blanc est la somme de toutes les couleurs, les acousticiens parlent aussi de bruit blanc, qui contient toutes les fréquences avec la même amplitude. Le spectre du bruit blanc est ainsi parfaitement horizontal.

L’imagination n’est pas allé jusqu’à définir des notions de bruit bleu, rouge, ou vert. Néanmoins on qualifie de bruit rose (ou bruit gaussien) un spectre en forme de cloche (courbe de Gauss) centré sur une fréquence.[note 4.1]

L’analyse de Fourier fournit une définition tout à fait impartiale de ce qu'est un bruit vis-à-vis d'un son. Cependant, dans la vie courante, les gens expriment souvent un tout autre avis : pour un quidam, toute émission sonore désagréable ou indésirable dans les circonstances est considérée comme bruit (ce peut être le bruit de la circulation, ou le voisin pianiste qui n'en finit pas de faire ses gammes).

Le mot bruit est connoté par la nature désirable ou non du signal. Même le technicien appelle bruit tous les signaux, périodiques ou non, qui perturbent ou masquent le signal qui l'intéresse. Ce peut être du bruit blanc (comme le souffle d'un amplificateur), ou un ronflement dû à l'alimentation électrique du secteur de fréquence 50Hz.

Analyse dynamique

Une erreur répandue consiste à croire que l’analyse de Fourier fournit la clé des couleurs sonores et la méthode rationnelle pour décrire tous les timbres instrumentaux, et qu’ainsi il suffit d’établir la collection des spectres fréquentiels de tous les objets sonores que nous souhaitons décrire, en particulier les instruments de musique.

En musique, le son parfaitement harmonique n'existe pas : il contient toujours une part de bruit : c'est la frappe du marteau de piano, le grincement de l'archet, le pincement de corde, les consonnes dans le chant. Cette observation rejoint la théorie mathématique, qui impose qu'un son parfaitement harmonique soit de durée infinie (il a toujours existé et existera toujours), et naturellement ce n'est jamais le cas en ce bas monde.

On peut expliquer ainsi pourquoi les premiers synthétiseurs électroniques, à base d’oscillateurs, fort intéressants pour générer des sons nouveaux, n'imitent que pâlement les instruments traditionnels. Reproduire exactement les transitions (attaque, relâchement, variations diverses : vibrato,...), qui sont des bruits essentiels pour la couleur sonore, est impossible à l’électronique non numérique. Or c'est cette dynamique qui contient la majeure partie des caractéristiques reconnaissables des objets sonores.

Précisément, l'oreille reconnaît les objets sonores de la même façon qu'elle reconnaît les phonèmes de la langue :

la dynamique du signal articule les consonnes,

la composition harmonique émet les voyelles.

Voyelles et consonnes

Pour illustrer ce propos, les planches qui suivent représentent l'analyse fréquentielle de quelques voyelles et consonnes.

 

 

Le son I

Le son i correspond à une sinusoïde presque parfaite ; les légères déformations de la forme d'onde sont naturelles au timbre de la voix enregistrée ici

Le tracé du spectre fréquentiel (en bas à gauche) montre que cette forme d'onde occupe une étroite bande de fréquence

 

Le son OU

Le son ou est plus riche : l'onde comporte une inflexion qui est due à une fréquence harmonique double qui apparaît nettement dans le spectre fréquentiel

 

Le son A

La forme d'onde de la voyelle a est beaucoup plus complexe. Le spectre fréquentiel vient à notre secours pour montrer l'étalement des harmoniques.

Effectivement cette voyelle est ressentie comme plus « chaude » que les autres.

 

Le son F

La consonne f, qui provient du souffle de l'air qui passe entre les dents et les lèvres, illustre assez bien la notion de bruit blanc.

La forme d'onde est parfaitement aléatoire, et le spectre largement réparti.

 

Le son CH

Ici l'air passe dans le tube formé par la « bouche en cul-de-poule ». Le bruit de souffle est centré autour d'une fréquence liée à la forme de la bouche.

Le son ch apporte une bonne illustration d'un bruit rose qu'on peut faire glisser en fréquence en modifiant l'ouverture de la bouche

 

Le son R

Provoqué par des occlusions rapides, ce son r (il y a beaucoup de prononciations du r dans les différentes langues) est un exemple de bruit occupant une partie limitée de l'espace fréquentiel.

 

Propriétés de la couleur sonore

Chaque objet sonore étant ainsi analysé comme composé d’un son et d’un bruit, voyons quels effets sont produits lorsqu’on joue avec ceux-ci.

Limites écoutables :

L'oreille humaine, dans les meilleures conditions, ne peut entendre que les vibrations de fréquences permises par son audiogramme personnel, qui est une version individuelle des courbes isophones de Fletcher, comprises entre 20 Hz et 20 000 Hz (20 kHz).

Donc toute fréquence en dehors est parfaitement inaudible : faire glisser un son au delà de ces limites a le même effet pour l’auditeur que de le faire disparaître.[note 4.2]

De plus, pour un individu donné, l'oreille droite et l'oreille gauche ont une perception différente, et effectuent même une analyse différente des couleurs sonores. En effet, les oreilles sont respectivement connectées aux deux hémisphères cervicaux, qui, on le sait, participent de manières différentes au processus cognitif.

Discernement de sons de fréquences proches :

Si on superpose deux fréquences audibles f1 et f2, on peut entendre un mélange qui contient, en plus de f1 et f2 :

la fréquence plus haute f3 = f1 + f2 (si elle est audible) ;

la fréquence plus basse f4 = f1 - f2 (si elle est audible).

Si f1 et f2 sont très proches, la fréquence basse (inaudible) se manifeste par un battement de l'énergie du son, qui augmente et diminue alternativement comme un trémolo. Lorsque les deux fréquences sont quasiment égales, le battement est si lent qu'il provoque des durées non négligeables d'extinctions du son.

Si au contraire on provoque le battement d’un son unique par une fréquence lente de trémolo, en vertu de la loi d'addition de fréquences, on ajoute au signal de base deux autres signaux décalés au dessus et en dessous par la fréquence de trémolo.

On a donc symétrie des effets :

deux sons proches (presque à l'unisson) génèrent un battement ;

un son modulé par un battement de trémolo génère deux sons proches.

Pour l'oreille, la distinction n'est pas possible a priori, et elle a besoin d'autres critères pour déterminer si un ou deux objets sonores sont en cause, en intégrant la composante bruit des timbres, ou la séparation spatiale.

 

Modulation de fréquence :

Moduler une fréquence consiste à faire varier sa valeur autour de sa fréquence de base.

Si la fréquence de modulation est une oscillation assez lente pour que l'auditeur la perçoive distinctement, elle déplace de manière alternative toutes les fréquences du signal ensemble (vibrato, sirène).

Si la fréquence de modulation est une vibration trop rapide, elle change le spectre en lui faisant balayer les fréquences voisines, et donc transforme le son en bruit.

Lorsqu'on module une fréquence audible par une autre fréquence audible, on génère une grande quantité d'harmoniques des deux fréquences, dont la couleur dépend de l'amplitude du signal modulateur. Ce procédé est exploité en synthèse sonore électronique (invention de John Chowning, suivie de la production du synthétiseur Yamaha DX 7 et de ses dérivés).

Déplacement de fréquences :

Cette opération consiste à multiplier toutes les fréquences du spectre d'un signal par une même valeur, ce qui ne change pas la forme du spectre, mais le déplace vers l'aigu ou le grave.

Pratiquement, on peut constater cet effet quand on change la vitesse de lecture d'un magnétophone, ou lorsque la source sonore se déplace suffisamment vite pour qu'il y ait effet Doppler, qui fait glisser les sons vers l’aigue quand la source se rapproche et vers le grave quand elle s’éloigne. L'effet Doppler est aussi la cause de l'effet «Leslie » du tourniquet des orgues Hammond.

La transposition, pour les sons harmoniques, est aussi une multiplication simultanée de toutes les fréquences utilisées.

La pratique du scratch des disques vinyle par les DJ exploite la multiplication de fréquence réalisée par les changements de vitesse de rotation des plateaux de tourne-disque.

Filtrage fréquentiel :

Le filtrage consiste à modifier la forme du spectre, et donc la couleur sonore, en atténuant ou renforçant certaines fréquences. Un filtre n’introduit pas de fréquences nouvelles dans le spectre d'un signal. On connaît les filtres électroniques classiques : passe-bas (ou coupe-haut, ou HF), passe-haut (ou coupe-bas, ou BF), passe-bande, coupe-bande, coupe-fréquence (notch).

La propagation des sons dans l'air produit aussi un effet de filtrage, en atténuant davantage les fréquences élevées que les fréquences graves.

Le sol transmet principalement les fréquences graves, et donc plus une source sonore est située près du sol, plus les fréquences graves sont renforcées par rapport aux aiguës. En conclusion, l'éloignement entraîne un filtrage par atténuation relative des fréquences aiguës.

Certaines formes architecturales ou naturelles, en favorisant ou défavorisant la propagation de certaines bandes de fréquences, sont également des filtres (cf. les murs antibruit au bord des autoroutes, une futaie, l'intérieur d'un théâtre avec ou sans la foule).

NB : nous n'abordons pas ici les effets de filtrage réalisables par fonctions de convolution effectuées sur processeur numérique, qui, formellement, peuvent transformer n'importe quel signal en n'importe quel autre signal désiré.

Résonance :

Lorsqu'un objet, ou un circuit électronique, résonne en accord avec une ou plusieurs fréquences particulières d'un signal sonore, il concentre toute l'énergie sonore qu'il réémet sur ces seules fréquences de résonance.

Ce phénomène superpose donc un son pur à fréquence fixe, qui, à l'oreille peut être interprété comme faisant partie intégrante de l'objet sonore d'origine, ou bien, plus rarement, comme un nouvel objet sonore « réveillé » par le premier.

Exemples : vitrage, cadre de piano, haubanage tendu, résonateurs de vibraphone ou de marimba.

Harmonie des couleurs

Les limites écoutables vues précédemment n'autorisent pas chaque objet sonore à occuper toute la place, de la même manière qu'une scène ne donne pas liberté à chacun des danseurs d'utiliser toute la surface sans précaution vis-à-vis des autres.

Donc, les objets sonores doivent se répartir cet espace, ce qui crée des interactions et des liens.

 

Figure 3 : interactions entre objets dans la dimension couleur

 

En pratique, si une fréquence est utilisée en même temps par deux ou plusieurs objets, elle ne peut plus être discernée comme appartenant à l'un ou à l'autre. En conséquence, ce sont les fréquences qui restent propres à la couleur de chacun qui permettent la distinction entre les objets.

Si deux objets ont la même fondamentale, ils sont dits à l'unisson ; mais ils peuvent se nuire mutuellement par le battement, et se détruire lorsque leurs signaux sont en opposition de phase. Techniquement il peut être intéressant alors de supprimer la fondamentale de l'un des deux ; les experts du mixage sonore connaissent bien ce problème de « la soupe » dans les fréquences graves. On peut retrouver ce problème au niveau des harmoniques partagés.

Pour les bruits, le problème est beaucoup plus sérieux.

En effet, les sons n'occupent le terrain des fréquences que par des « bâtons » plantés ponctuellement, ce qui laisse une grande latitude pour la coexistence. En revanche, un bruit occupe une zone d'autant plus large que sa couleur est riche, ce qui implique une coexistence difficile.

En illustration, prenons l'exemple d'une conversation entre deux personnes, d'abord « en direct », puis par l'intermédiaire du téléphone. Le son direct permet d'exploiter toutes les fréquences audibles (entre 20 et 20 000 Hz), alors que le téléphone a sa « bande passante » limitée par les fréquences 300 et 3 000 Hz, ce qui détériore les conditions de coexistence.

Si les deux personnes parlent en même temps, avec un peu d'attention, l'auditeur situé dans la même pièce peut suivre au moins le discours de l'une ; c'est un peu plus difficile à partir d'une pièce voisine, mais c'est très difficile au téléphone.

Si les deux personnes chantent simultanément, on suit sans peine l'un ou l'autre chant, même au téléphone, surtout s'il y a une voix d'homme et un voix de femme, dont les tessitures sont écartées par une octave.

D'un point de vue acoustique, le langage parlé contient une plus grande part de bruit que le langage chanté. Le langage chanté contient plutôt des sons harmoniques.

La plage des fréquences audibles par l'oreille humaine possède donc un champ relativement limité pour la coexistence plusieurs objets sonores. Pour y remédier et en particulier faciliter la polyphonie, les civilisations ont imposé des gammes de hauteurs fixes.

De façon naturelle et universelle, nous jalonnons les hauteurs des sons par octaves, c’est-à-dire en multipliant chaque fois la fréquence par deux.

Afin d’élargir les possibilités d'harmonie (associer agréablement des hauteurs différentes d’instruments et de voix), la musique européenne a divisé l'octave en douze degrés, d'abord, historiquement, par une série qui permet des accords parfaitement justes (par mise en coïncidence des harmoniques afin de maîtriser les battements), puis, pour permettre la transposition par les instruments à hauteurs fixes (claviers), en trichant un peu sur la justesse grâce au « tempérament ».

Pour avoir une bonne idée de la matérialisation physique de l'échelle des degrés de la gamme européenne, il suffit d’observer la disposition logarithmique des barrettes d'un manche de guitare.

Les autres cultures ont produit des gammes différentes, ou font de la musique sans convenir d’une gamme car une gamme n’est pas nécessaire pour la musique monodique.

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Musique imaginaire ISBN 978-2-9530118-0-7 copyright Charles-Edouard Platel

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