Musique imaginaire

[accueil]     <<sommaire    <précédent          suivant>                              [English This page in English     

 

Chapitre 5 : Morphologie des objets sonores

 

 

 

AppleMark

Figure 1 : formes et textures (jetée de Cap Breton)

 

Typologie de formes

Nous avons fini d'explorer l'espace sonore dans ses trois dimensions. Nous avons maintenant des mots précis pour décrire les propriétés de la matière sonore, ainsi que les limites et contraintes de la perception auditive. Nous sommes dans un environnement peuplé d'objets sonores créés dans cette matière par la nature ou par la vie urbaine, ou alors dans un environnement peuplé d'objets sonores créés par des musiciens (luthiers, interprètes, compositeurs, chanteurs) dans l'intention de communiquer une émotion.

Ce chapitre traite maintenant des formes de ces objet, ainsi que les textures variées que la matière sonore peut revêtir.

Quatre types de base vont nous intéresser pour générer des formes : continu, tramé, aléatoire, fractal. Pour aider à en comprendre les principes, imaginons les de manière visuelle. Nous transposerons par la suite dans le domaine musical.

Formes continues

 

 

AppleMark

Figure 2 : illustration de formes continues : la plage d’Hossegor en automne

 

Les formes continues sont des lignes droites, courbes ou brisées : pour le dessinateur : le crayon relie les points en y portant toutes les positions intermédiaires.

On peut en remarquer dans le paysage : la ligne d'horizon si elle est visible, les routes et chemins, les ondulations des fils téléphoniques qui vont de poteau en poteau, ainsi que leur ombre sur la route.

Ces lignes continues sont plutôt rares dans la nature, qui foisonne de formes moins aisément descriptibles. Elles sont souvent le résultat de la main de l'homme : tracé des routes, des clôtures, architecture des bâtiments, ou réalisation d'une digue en bord de mer.

Transposons ces idées dans le domaine sonore. Nous y trouvons des exemples comme le jeu de trombone à coulisse, l'effet portamento pour passer d'une note à la suivante, le bruit progressif du passage d'un avion en altitude.

 

 

Figure 3 : les lignes électriques évoquent des lignes de papier à musique

 

 

 

Figure 4 :
ligne continue

 

 

 

 

Formes tramées

Beaucoup d'instruments de musique, comme le piano, ne permettent de jouer que des notes de hauteur fixe, dans la grille d'une trame. C'est comme si notre dessinateur ne pouvait mettre les points du dessin que dans des cases préexistantes. C'est le cas aussi pour la broderie ou l'affichage par points lumineux (les pixels).

Comme lorsque nous empruntons un escalier, nous posons nos pas strictement sur les marches. Une partition illustre tout à fait ce tramage de l'espace sonore : les hauteurs par la portée, les durées par les barres de mesure.[note 5.1]

 

Figure 5 : pixels

 

Figure 6 : clavier

 

Figure 7 : escalier

(Palais des Papes, Avignon)

 

Formes aléatoires

Certains phénomènes semblent résulter d’un hasard imprévisible mais pas surprenant. Par exemple :

l’endroit précis où tombe chaque flocon de neige semble n’avoir aucun lien avec les autres, mais la répartition des flocons résulte finalement en une hauteur de neige identique en tous points ;

la densité d’une foule est plus forte près du point d'intérêt des gens, et plus lâche quand on s'en éloigne.

Ces formes aléatoires sont bien remarquables et se retrouvent aussi dans l'univers sonore, par exemple : bruit de la pluie, bruit de foule, désordre des musiciens qui accordent leurs instruments avant le concert.

Chaque objet est incertain, mais la densité d’objets respecte une loi de probabilité.

 

Figure 8 :nuage de points

Figure 9 : écume de mer

 

AppleMark

Figure 10 :
tapis de feuilles mortes

Figure 11 :
densité de feuilles mortes

 

Formes fractales

Parmi les motifs qui semblent dus aux hasards de la nature, certains sont particulièrement beaux ou fascinants. Par exemple, les ramifications des branches des arbres, celles des nervures des feuilles, les entassements de rochers, le découpage d'une côte rocheuse, les vagues et vaguelettes qui s'entrecroisent.

Ces formes proviennent d'un hasard bien ordonné. Elles appartiennent à la géométrie fractale. Elles possèdent une propriété intéressante : le plus petit élément contient la forme générique du tout. Ces figures d’apparence si complexe s’élaborent à partir de figures souvent élémentaires et selon un processus simple.

Le principe du processus consiste à dessiner une figure, puis à fractionner cette figure de départ en plusieurs éléments, qui sont donc juxtaposés. Puis, à l'intérieur des frontières de chacun des éléments, on dessine une figure en réduction semblable à la figure de départ. On fractionne ensuite chaque élément de manière semblable au fractionnement de la première figure pour obtenir des éléments plus petits, et l’on renouvelle ce processus éventuellement à l'infini.

 

Figure 12 : deux exemples du principe de décomposition fractale

 

 


 

La nature crée des objets nouveaux par fractionnement ; soit lors de la croissance biologique (une petite pousse deviendra un grand arbre), soit au contraire lors des cassures nées de l'affrontement des éléments : nuages, tourbillons, amas d'étoiles, étincelle ou éclair, formation des dunes, côtes rocheuses déchirées....

 

 

 

Figure 13 :
feuille de groseiller

 

Figure 14 :
feuille de prunus

 

L'univers sonore, comprends aussi des formes fractales. Elles sont difficilement identifiables comme telles directement à l'écoute, mais on les décèle à l'analyse : ce peut être la répartition des harmoniques dans le timbre d'un instrument, le bruit d'une chute d'eau. Les bifurcations dans l'Art de la Fugue de Bach, ou dans la musique répétitive s’inscrivent dans cette géométrie.

 

AppleMark

Figure 15 : chênes en hiver (Ile de France)

 

Combinaisons de formes

Pour combiner deux formes entre elles, on définira deux rôles :

d'une part, la texture de la matière sonore (comme un tissu, ou « pattern ») ;

d'autre part, le dessin du mouvement effectué (comme une sculpture dans un matériau de type bois ou pierre, ou un drapé dans un tissu).

Les figures qui suivent proposent quelques exemples de combinaisons de formes dans le domaine visuel.

 

 

AppleMark

Figure 16 : forme tramée sur texture naturelle fractale
(bûches, forêt landaise)

 

Figure 17 : forme continue sur texture tramée

 

Figure 18 : forme fractale sur texture continue

 

 

AppleMark

Figure 19 : formes fractales sur texture liquide continue (suite de vagues brisées, Côte d’Opale)

 

Figure 20 : forme d'animal et manteau... ...sur texture de fourrure

 

 

Voici maintenant trois exemples du domaine musical :

Exemple 1 : l'enregistrement du bruit de la pluie :

Au début on entend l'impact de quelques gouttes éparses, puis l'averse est plus intense, et progressivement le rythme des gouttes devient plus précipité, jusqu'à devenir un bruit quasi continu, et à l'inverse quand le nuage s'éloigne. Nous avons ici une matière sonore dont la consistance est aléatoire, mais le dessin est une ligne progressive, puis dégressive.

Exemple 2 : montée ou descente chromatique au piano :

Les hauteurs des notes sont parfaitement séparées par l'intervalle d'un demi-ton, donc la matière sonore est tramée en mailles d'un demi-ton, mais le contour de la ligne mélodique est continu. (Si c'est le chat qui se promène sur le piano, le dessin mélodique est plutôt aléatoire).

Exemple 3 : exécution d'une mélodie classique au violon :

Le violon permet de glisser sur toute l'étendue des fréquences de sa tessiture, mais pour interpréter une mélodie classique, l'instrumentiste ne peut utiliser que les hauteurs des notes de la gamme dans laquelle est écrite la partition.

La matière sonore du violon est continue, mais le dessin de la mélodie est tramé.

De l’esthétique des formes

La typologie et les exemples que nous venons de découvrir illustrent une approche seulement descriptive et factuelle de la morphologie des objets sonores. Pouvons-nous maintenant aussi rendre compte de l’intérêt esthétique potentiel pour un auditeur?

Notre univers ambiant est rempli d'objets visuels ou sonores, mais seuls quelques-uns nous intéressent. Pourquoi ceux-là nous intéressent-ils, et pas les autres?

Écartons d'abord ce qui nous paraît banal. L'originalité retient notre attention car elle peut avoir un contenu sémantique. La valeur sémantique ou l’originalité est portée par une caractéristique importante liée à toute forme observable ou perceptible : sa complexité.

Complexité vs intelligibilité

La complexité d’une forme est indépendante de la taille de l’objet qu’elle modèle. Elle est fonction à la fois :

du nombre de points élémentaires qui déterminent la forme : par exemple, la complexité d’une mélodie est fonction du nombre de notes et leurs durées (noires croches). Ainsi l’air du toréador de Carmen est plus complexe et riche que celui d’«au clair de la lune » ;

de l’imprévisibilité des points successifs par rapport aux points qui les précèdent ; ainsi le rythme d’une marche militaire, même comportant des dizaines de mesures, est incomparablement moins complexe et moins original qu’une seule phrase de tambour parleur africain.

De façon analogue, dans le langage écrit ou parlé, chaque mot est relié au précédent en fonction d’une probabilité, relevant de la structure grammaticale de la phrase et de sa signification. Ainsi, s’écartant originalement du langage banal, le langage poétique joue des déviations et ruptures avec cette probabilité attendue.

La théorie de la communication, développée par Shannon, démontre cependant que l’intelligibilité d’un message est en raison inverse de son originalité : le message le plus difficile à transmettre est celui qui porte le plus d’information.

L’intérêt esthétique d’une forme se situe alors entre deux écueils :

soit le message est peu complexe, sémantiquement pauvre, banal, et donc ne suscite aucune réaction de la part du récepteur ;

soit le message est très complexe, sémantiquement très riche, très original, mais son imprévisibilité le rend inintelligible : le récepteur finalement renonce et se désintéresse.

Une forme musicalement intéressante doit donc ménager assez de prévisibilité entre les points successifs pour que le récepteur puisse à peu près deviner ce qui va suivre à partir de ce qui précède, mais néanmoins pas à coup sûr. Cette propriété est la redondance du message, qui mesure la part de répétition (ou de réutilisation) de ce qui précède pour former ce qui va suivre.

La redondance de la communication (pouvant être calculée mathématiquement par la fonction d’auto corrélation du signal), permet de rendre compte du subtil compromis réalisé entre intelligibilité et originalité pour « faire passer » la complexité.

Complexité des formes continues

La continuité apporte une prévisibilité forte, car tous les points sont contigus : les formes continues sont donc relativement simples : droites, paraboles, sinusoïdes, dents-de-scie. Les éléments d’originalité peuvent se trouver dans les points de rupture, au début (attaque) ou à la fin (relâchement) d'un son.

Complexité des formes tramées

Que ce soit dans la dimension durée (rythme), ou dans la dimension couleur (hauteur), la complexité des formes tramées relève de plusieurs facteurs.

D’abord, le fait que les points tombent nécessairement dans les cases prévues d’une trame entraîne une bonne prévisibilité : ils ne se positionneront quasiment jamais en dehors de ces cases ; et dans le cas contraire, l’originalité apparaît alors très forte.

Par exemple, le blues en trois accords et en rythme binaire laisserait en principe peu de place à l’originalité ; en fait, le bluesman noir décale les notes et ses rythmes, pour être juste à côté des « cases » convenues, alors que souvent le pâle imitateur nous ennuie à s’évertuer à respecter la partition.

La complexité augmente avec la finesse de grain de l’échelle adoptée : nombre de degrés de la gamme, durée des notes (de la ronde à la quadruple croche).

Ainsi, par exemple, la gamme chromatique est plus riche que la gamme diatonique (et que dire des micro-intervalles de la musique indienne !).

Autre exemple, l’uniformité de la durée des notes dans le chant grégorien induit une certaine monotonie.

Les styles de musique, les conventions, et enfin tout ce qu’on a pour habitude d’appeler les règles de langage musical, interviennent en tant que prescripteurs d’intelligibilité par redondance ; cela se traduit généralement par des figures imposées, mélodiques, harmoniques et rythmiques, avec lesquelles on peut construire des séquences en respectant une syntaxe.

Par exemple, le choix d’un mode, majeur ou mineur [note 5.2], entraîne la sélection d’un nombre limité d’accords utilisables,

Autres exemples, les musiques de danses folkloriques répètent conventionnellement les schémas transmis par les générations précédentes.

 

Figure 21 : Une trame sous-jacente
(Port de Gorey, Ile de Jersey)

Ces petits bateaux semblent répartis selon un hasard charmant dans le port d'échouage. En réalité, chacun est amarré à une bouée d'un réseau régulier de bouées équidistantes, pour éviter qu'ils ne se touchent quand ils flotteront à nouveau avec la marée montante.

 

Complexité des formes aléatoires

En principe, si la forme est aléatoire, l’imprévisibilité devrait être maximale, et, pour le récepteur, l’intelligibilité devrait être nulle.

Néanmoins tout auditeur a quelque peu l’expérience du jeu de la vie ; il est donc habitué à la loi des grands nombres et aux probabilités de tirage. Ainsi, en écoutant une succession de notes de hauteur aléatoire, il ne s’attend pas à entendre la même note plusieurs fois de suite (ce qui le surprendrait autant que des tirages successifs du même numéro dans un jeu de hasard). De même, après un temps de silence prolongé, il s’attend plutôt à une succession précipitée. Si la musique transgresse ces règles de la nature, on peut considérer qu’il y a apport d’originalité. Ainsi, paradoxalement, des formes aléatoires peuvent susciter une écoute très attentive.

Une autre manière d’apporter une certaine prévisibilité est d’appliquer une loi de densité dont la forme est intelligible (comme dans notre exemple précédent de la pluie qui approche et puis s’éloigne).

Complexité des formes fractales

Les phénomènes naturels chaotiques qui illustrent notre présentation des formes fractales (éclairs, nuages, chute d’eau, etc.) semblent fournir l’exemple même de la complexité indescriptible, tant du point de vue visuel que sonore.

Pourtant, la redondance est à l’origine même de la génération de ces formes : le plus petit élément contient la forme générique du tout. Cette forme générique, qu’on peut considérer comme une signature, porte l’information permettant d’identifier sans hésitation l'image fractale : c’est un éclair, c’est un nuage, c’est une cascade, c’est un arbre, ...c'est le son d’un saxophone, d’un hautbois...

 

Figure 22 : quelques signatures simples de formes fractales de complexité indescriptible

 

 

 

 

AppleMark

Figure 23 : plage d’Ault-Onival en août

La superbe complexité de cette image peut être analysée intelligiblement selon une combinaison de formes continues, tramées, fractales et aléatoires.

La zone de sable à droite est bordée par les deux lignes continues du cordon de dune et de la limite l’eau. Elle est tramée transversalement par les brises-lame.

Sur la surface de la mer se dessinent des formes fractales : les vagues à gauche et les bancs de sable au centre.

La répartition au hasard de la foule des baigneurs suit une loi de densité progressive : nombreuse sur la plage à droite de la photo, elle s’éclaircit vers le large à gauche.

Pour un auditeur attentif se promenant sur la plage, la combinaison du bruit des longues vagues et des petites vaguelettes est bien de nature fractale, et les cris des enfants au hasard de la densité de leur foule.

 


 

Deux types de points de vue

Les descriptions qui précèdent appliquent à la musique un langage souvent emprunté au domaine visuel, ce qui peut paraître impropre. Néanmoins le rapprochement est intéressant.

Étudions un premier point de vue : celui d'un observateur qui contemple la plaine du haut de sa montagne, et qui peut situer dans le panorama les prés et les champs, les maisons, les bosquets, les rivières, et se faire une idée globale de tous ces contours.

Etudions maintenant un deuxième point de vue : celui, tout différent, du promeneur dans la même plaine : il découvre ces mêmes objets au fur et à mesure de son itinéraire, et apprécie chacun en fonction du champ de vision à un moment donné : grand ou petit, à gauche ou à droite, partiellement caché, etc..

Comparons aussi le travail du topographe, qui parcourt toute la surface à cartographier en consignant ses relevés de visées, avec le travail réalisé par photographie aérienne ou télémétrie satellite.

Ainsi les mêmes objets, disposés dans une même composition, peuvent donner lieu à deux types de description, selon la position du sujet qui observe :

description globale : le sujet dispose d'une image totale, simultanée, et indépendante de lui ;

description relative : le sujet bénéficie d'une perception partielle et relative à l'instant : c'est le propre de la perception auditive.

La perception globale, visuelle, concerne particulièrement le compositeur ou l'analyste musical.

La perception relative, auditive, concerne l'auditeur.

Nous pouvons ainsi utiliser deux méthodes (topologies) pour décrire le même univers : une topologie auditive et une topologie visuelle.

 

AppleMark

Figure 24 : Topologie globale et topologie relative.

A gauche : vision par hélicoptère de la traversée du village par le tour de France,
A droite : vision du même lieu au niveau des coureurs

 

Topologie auditive relative

C'est l'auditeur qui perçoit les phénomènes sonores en centrant ses repères par rapport à lui-même à chaque instant.

Chaque nouvelle perception est donc relativisée à la perception précédente, ou au moins aux perceptions encore situées en mémoire immédiate.

Donc, pour décrire un objet sonore, il l'estimera : plus intense, moins intense, plus long, plus court, plus brillant, plus grave, plus aigu, etc. Toute évaluation intègre ainsi les évaluations précédentes.

Topologie visuelle globale

C'est le compositeur qui élabore l'œuvre dans son ensemble, la découpe, lui donne un mouvement, agence les sons et les bruits dans la simultanéité et dans le temps.

Le discours est celui que nous avons utilisé dans notre exposé, avec des points de repère intemporels et des échelles d'évaluation non relativisées. Mais il faut être conscient qu'à priori l'auditeur n'accède pas à la musique par cette topologie.

Cette dualité de points de vue s'observe aussi au cinéma, entre le spectateur et le cinéaste.

 

 

 

Musique imaginaire ISBN 978-2-9530118-0-7 copyright Charles-Edouard Platel

[accueil]     <<sommaire    <précédent    haut^    suivant>